COVID-19, révélateur de fractures anciennes et nouvelles dans les Amériques

Institutionnel

Malgré la force des liens transpacifiques, la pandémie a touché les Amériques plus tard que l’Asie et que l’Europe. Mais la vague qui y déferle désormais est d’une ampleur exceptionnelle. Les États-Unis ont largement battu le record du nombre de décès pour un seul pays et des bilans très lourds sont à déplorer dans certaines régions, d’autant que les statistiques officielles peuvent parfois largement être mises en doute.

Mais il faut aller au-delà de cette actualité macabre et des décomptes quotidiens des victimes, au-delà des mesures prises parfois en anticipation, souvent avec retard, pour lutter contre la diffusion du SARS-CoV-2, afin de cerner les aspects particuliers du déroulement de la crise de ce coronavirus dans les Amériques. C’est ce que propose le blog COVIDAM, réalisé par le laboratoire Interdisciplinary and global environmental studies (iGLOBES – CNRS/Université d’Arizon/ENS Paris) et l’Institut des Amériques.

Sur la base de l’expertise des membres du réseau de l’Institut des Amériques, des spécialistes de toutes disciplines proposent un décryptage, qui part de l’actualité mais n’oublie ni le temps long ni les structures profondes qui expliquent les configurations actuelles. Alimenté quotidiennement et traduit en anglais, ce blog a vocation à exister le temps de la crise et de celui d’en tirer les enseignements. La crise sera-t-elle l’occasion de rebattre les cartes tant à l’intérieur de chaque pays que plus largement, sur l’ensemble du continent. Ou bien ne fera-t-elle que jouer des lignes préexistantes ?

D’ores et déjà, plusieurs traits saillants surgissent quand on observe le continent dans son ensemble. Des lignes de fractures anciennes sont ravivées par la pandémie.

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Ainsi, l’hécatombe enregistrée à Guayaquil, où les services funéraires ont été si débordés que des cadavres ont parfois attendu plusieurs jours dans la rue, est vue par les habitants des Andes au travers de leur préjugé historique sur les costeños, société mobile issue des deux derniers siècles de migrations diverses liées aux booms économiques et commerciaux, tandis que les hautes terres gardaient le caractère à la fois indien et aristocratique hérité de l’époque coloniale. De son côté, le Costa Rica, souvent désigné comme le bon élève de la mondialisation et de la gestion environnementale, regarde avec un peu de condescendance inquiète ses voisins qu’il juge bien moins efficaces que lui dans la lutte et susceptibles, à cause notamment de l’exode des réfugiés depuis le Nicaragua voisin, de le contaminer. La pandémie y réactive donc un sentiment de supériorité présent depuis les indépendances, si ce n’est avant.

Sur le plan de la continuité, on peut aussi remarquer que le continent américain a payé un lourd tribut aux épidémies dans son histoire, peut-être plus que l’Europe ou l’Asie si l’on considère la très forte diminution des populations amérindiennes à l’époque coloniale. Cette mémoire est encore vive, et certains épisodes prennent aujourd’hui une actualité inattendue. Ainsi, l’épidémie de fièvre jaune de 1793 à Philadelphie, révèle le rôle tenu par les populations noires, déjà, dans le soin aux malades et le tribut payé par la contamination en découlant. La littérature de nombreux pays, dont le Brésil, fait aussi la part belle à ce type d’épisodes et à leurs conséquences sociales.

Les inégalités sociales deviennent également plus manifestes. Une autre fracture commune des pays du continent américain est le poids du secteur informel, qui se révèle dans toute sa force. Car ceux qui n’ont pour emploi que des jobs payés au jour le jour ou ne donnant droit à aucune protection sociale, ne peuvent ni se confiner – car ils n’ont alors plus aucun moyen de subsistance – ni fréquenter les systèmes de soin. Dans certains pays comme le Mexique, le Brésil ou encore Haïti1 , la moitié ou plus des travailleurs se trouve dans ce type de situation. Les stratégies reposant sur le confinement sont dès lors presque impossibles et les quartiers populaires sont condamnés à de périlleux équilibres. Mais c’est le cas aussi aux États-Unis où les immigrants clandestins et les travailleurs occupant plusieurs emplois précaires à la fois, sont nombreux. Eux non plus, ne quitteront pas leur poste de travail et ne fréquenteront les centres de soin qu’en dernière extrémité. En contraste, les retraités de nombreux États, notamment l’Arizona, ont fait du golf une « activité essentielle » protégée du confinement. On ne peut exprimer de manière plus nette les inégalités abyssales qui parcourent les Amériques.

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Nous, travailleurs informels, qui représentons la moitié du pays, nous préférons mourir de « grippe » plutôt que de faim… © luiscarlosa85

L’inégalité dans l’accès aux soins est patente presque partout. Aux États-Unis, c’est un des axes sur lesquels le désormais candidat démocrate Joe Biden pourra se baser pour sa campagne : l’absence d’un système universel de soin rend manifestement la pandémie plus grave, et les réformes de l’ère Obama (le fameux Affordable Care Act – ACA, surnommé Obamacare) ne sont pas suffisantes pour pallier ce problème. Il faut aller plus loin. Au Pérou aussi, un agenda de réformes sociales pourrait sortir renforcé de la crise. Au Chili, au Brésil ou au Mexique, le fossé va se creuser entre riches et pauvres, entre ceux qui auront accès à des cliniques privées suffisamment équipées pour les sauver et ceux qui mourront chez eux et qui ne figureront peut-être dans aucune statistique, ou pour lesquels on ne saura probablement jamais si leur décès est dû au COVID-19 ou non, du fait de l’absence de test. Partout, les populations amérindiennes, très largement marginalisées notamment lorsqu’elles habitent leurs territoires traditionnels, risquent de payer à nouveau un lourd tribut. C’est déjà le cas pour les Navajo, malgré l’expression de nouvelles solidarités entre ceux qui vivent dans la Rez’ et ceux qui vivent en ville.

La pandémie révèle enfin des oppositions, en particulier entre les échelons locaux et nationaux. Dans plusieurs pays (États-Unis mais aussi Colombie ou Brésil, par exemple), ce sont les autorités locales qui ont décrété le confinement avant les gouvernements nationaux. Certains s’opposent toujours sur le sujet, dans une dispute qui est à la fois politique (les calculs sur la manière de faire peser la responsabilité de la crise économique à venir ne sont pas loin) mais aussi juridique (beaucoup de ces pays sont des fédérations et la capacité des gouvernements centraux à imposer des mesures drastiques peut être contestée). On retrouve aussi des éléments historiques dans cette opposition. Aux États-Unis, le pouvoir du gouvernement fédéral est vu avec méfiance par l’électorat de Donald Trump, suivant un mouvement anti-gouvernement qui fait partie de l’ADN du parti républicain. Le même n’hésite pas, toutefois, à recourir à des interventions fortes de l’État pour protéger son économie. Au Canada, cette opposition entre le pouvoir local et le gouvernement central revisite aussi des oppositions anciennes puisque c’est la province du Québec qui se met le plus en avant face aux autorités d’Ottawa.

Car pendant la pandémie, la politique continue. Tirer parti de la crise, ou plus simplement faire porter le blâme à d’autres, sont des stratégies courantes, principalement pour les dirigeants qui ont fait du populisme un art de gouverner. En Haïti, le confinement permet d’empêcher la reprise des manifestations contre le pouvoir en place. La géopolitique reste aussi d’actualité : certains espèrent par exemple qu’au Venezuela le coronavirus pourrait porter l’estocade au gouvernement Maduro.

  • 1Billets à paraître entre les 25 et 28 avril.