Ma vie de chercheur confiné à Singapour

Institutionnel

Depuis juillet 2019, Thomas Lautier, chargé de recherches CNRS au Toulouse Biotechnology Institute (INSA Toulouse) habite à Singapour. Dans le cadre de l’International Research Project (IRP) SynBioEco, ce microbiologiste travaille au Singapore Institute of Food and Biotechnology Innovation (A*Star SIFBI) sur la disposition spatiale d’enzymes en ingénierie métabolique : au cœur d’une cellule, comment disposer les enzymes, véritables outils d’horloger nanométrique, pour synthétiser avec efficience une molécule d’intérêt ? Dans un journal de bord, il raconte comment la crise du COVID-19 a transformé la ville, la vie et ses recherches.

Vendredi 7 fevrier 2020 : Singapour, le jour tombe
Singapour se referme. Changi, plateforme aérienne de l’Asie du Sud-Est, reste plate, pas en forme. Dans le métro, chaque éternuement est écouté par de lourds regards. Tout contact avec des voyageurs en provenance de Chine entraîne la mise en quatorzaine. 70 % des Singapouriens étant d’origine chinoise, quid des milliers de citoyens revenus du « Chinese New Year » ? Un pan de l’économie à l’arrêt deux semaines, à savoir des siècles ici. À l’International French School (IFS), Laura et Arthur, nos deux ainés, sont rompus aux contrôles de température biquotidiens. Andréa, la benjamine, reste à la maison. Les enseignants, dont mon épouse, se préparent au téléenseignement. Laura, l’ainée en manque de nature, choisit pour son aquarium de beaux poissons zèbre, d’un vert électrique. Vert ? Ce poisson modèle utilisé en laboratoire n’est pas vert naturellement. Ce changement de couleur est dû à l’expression dans le poisson d’un gène de méduse codant pour la GFP (Green Fluorescent Protein), que j’utilise au labo ! Interdits en Europe, ces poissons OGM sont vendus à Singapour au milieu des autres. Autre histoire, autre culture.

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Thomas Lautier analyse des transformants bactériens pendant qu'Aurélie Bouin, étudiante en thèse, réalise une extraction d'ADN plasmidique, dans le laboratoire d'ingénierie métabolique au A*STAR SIFBI. © T. Lautier


Je me concentre sur le labo, en recentrant sur les activités clés. Pas question de laisser dériver et être en difficulté professionnelle à l’autre bout du monde même si la présence du Bureau du CNRS ASEAN à Singapore et les visioconférences toulousaines apportent un soutien. Et puis c’est un réel plaisir d’être à la paillasse, sans les tracas administratifs et les tâtonnements thématiques, j’aurai appris ça à Singapour : chercher (et maintenir) l’efficience maximale.

Lundi 30 mars 2020 : Singapour crépusculaire
Février s'en est allé, toujours aussi chaud, avec quelques points fiévreux ! Singapour s'habitue aux scans de température à l'entrée des musées, magasins, entreprises, restaurants, etc. On collectionne les vignettes colorées apposées sur les chemises, sauf-conduits de température ad hoc. Les frontières sont closes, on regarde les oiseaux venus du Nord, des forêts primaires malaisiennes, ils pourraient raconter aux confinés ce qu'ils y ont vu, piafs stupides, « confinis ». La pluie nous relie à l'océan et aux pays voisins.

La situation liée à la pandémie provoquée par le SARS-CoV-2 modifie l’approche du travail. En étant loin, le lien avec la mère patrie s’est paradoxalement resserré. En effet, mes collègues de l’équipe toulousaine sont confinés et ont mis en place des stratégies de travail et de lien humain à distance, auxquelles je peux participer. Localement, l’atmosphère se tend. Les laboratoires A*Star1  sont répartis en deux équipes A et B, pour une alternance hebdomadaire en présentiel. Aucun contact n’est autorisé entre membres d’équipe différente. Je travaille avec une doctorante française, nous nous sommes répartis chacun dans une équipe et de semaine en semaine, celui qui est au laboratoire conduit les expériences pour les deux projets. Ainsi une continuité du travail expérimental est assurée. Cela a aussi renforcé la rigueur de la communication et l’implication réciproque dans les projets. Une ségrégation fédératrice ! La semaine de télétravail imposée, dans une ambiance de monde en hibernation, incite à réfléchir en profondeur aux projets, à pouvoir dériver de publi en publi vers des idées scientifiques qui n’éclosent que quand le temps ralentit. Finalement, ces temps d’isolement contribuent à construire ma vision scientifique à plus long terme. Je développe aussi d’autres champs de compétence, comme la bio-informatique appliquée à la phylogénie et la modélisation moléculaire enzymatique. Le travail de biologie « sèche », combinant les outils informatiques d’analyse et de modélisation utilisant les bases de données biologiques, permet de mieux préparer et optimiser le travail de biologie « humide », plus long et onéreux. En bref : cette alternance permet de « réfléchir avant d’agir » dommage qu’il faille une pandémie pour l’appliquer de façon régulière ! 

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Culots cellulaires de bactérie Escherichia coli produisant différents carotènes colorés. © T. Lautier

Dimanche 19 avril 2020 : Singapour en pleine nuit
Singapour n'a pu éviter l'augmentation exponentielle des cas de COVID-19 dans les dortoirs des travailleurs indiens et bengalis. Alors « circuit breaker » ou confinement strict inavouable, Singapour baisse le rideau. Masqué comme un Cyrano sélénite, on se prend pour des desperados préparant un hold-up dans les commerces truffés de caméras, pestant contre la reconnaissance faciale des smartphones, pas encore mis à jour pour prendre en compte la modification du visage masqué. Prises de température deux à trois fois dans les centres commerciaux, envoi au ministère du numéro d'identité, poids à chaque angle de trottoir de la délation structurée par appli gouvernementale… On s'adapte au « monde d'après ». Comprenant l’intérêt sanitaire et étant invités dans ce pays, nous pouvons être expulsés en moins de 24 h, un comportement dissident serait plutôt ironique et malvenu de la part d’un microbiologiste, travaillant pour un organisme de recherche publique français.

La dépendance de Singapour à ses voisins directs était flagrante durant cet épisode pandémique, révélateur des forces et faiblesses de chaque pays. Lorsque la Malaisie a fermé ses frontières, panique sur l’île-État : comment Singapour allait-elle s'alimenter, elle qui importe plus de 90 % de sa nourriture, principalement de Malaisie et d'Indonésie ? Question semblant médiévale : comment fait-on manger une ville ? Question centrale dans peu de décennies : comment va-t-on faire manger une planète ?

En période de crises, il sera difficile de faire respecter les accords internationaux, comme l’atteste le pont désert reliant Singapour à la Malaisie. Et pour un pays avec peu de ressources naturelles, impossible de rester autant assujetti au bon vouloir de ses voisins. Singapour avait anticipé ce que la crise a révélé en initiant il y a quelques mois un programme national visant une indépendance alimentaire partielle d'ici 2030 : produire 30 % de ses besoins alimentaires en augmentant les surfaces dédiées à l’agriculture, en soutenant l’agriculture et la consommation locales, et en développant des techniques de culture et de récolte innovantes. Le high-tech farming, avec ses fermes urbaines verticales et un parc d’innovation agri-food de 18 hectares. Ce domaine est fantastique d’un point de vue de la science : probiotiques, valeurs nutritionnelles, biodisponibilité, nutriments non conventionnels voire non naturels. Pourquoi ne pas m’orienter dans la microbio-agriculture, avec des enzymes nano-tracteurs ? Je pourrais cultiver mon jardin en appartement !

L’hyperconnexion du confinement nous éloigne au quotidien. Le nombre de réunions explose, le rythme est très dense, comme pour tous ceux qui télétravaillent avec des enfants à gérer en temps scolaire, périscolaire et parfois pire : en vacances, sacerdoce des parents confinés. On développe des facultés de concentration par pulses : bon entraînement au management dynamique. Pour partager le plaisir de la recherche, j’ai monté un atelier scientifique scolaire sur la biodiversité, initialement prévu sur la flore de Krabi (au sud-ouest de la Thaïlande) lors d’une classe transplantée de l’IFS. Classe verte annulée, élèves confinés, comment faire ? On opte pour un atelier en visio sur la biodiversité confinée. Les élèves réalisent que même les plantes d’intérieur témoignent d’une biodiversité, mais bien minimaliste face aux 300 000 plantes à fleurs. Posant des questions aux scientifiques du CNRS par capsule vidéo, les élèves prennent conscience que leur pays offre un service public scientifique robuste, diversifié et accessible. Utile à savoir en ces temps de fake news désespérantes ! 
 

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« Les joies, parfois pesantes, du confinement : télétravailler tout en étant le relais de l'enseignant et l'essuyeur de bouche chocolatée. » © T. Lautier

La période professionnelle reste une véritable fenêtre ouverte sur le monde : montage de projets, extension du réseau de collaboration, de réflexion de fond sur les thématiques scientifiques. Mais le volet concret des expériences et les échanges informels autour des paillasses manquent pour équilibrer l’ensemble. Il faut sortir de sa tour d’ivoire. Le laboratoire toulousain vient de faire la couverture du prestigieux journal Nature. Je suis super heureux de voir cette réussite. Avec le Nobel de Frances Arnold en 2018, les percées en ingénieries enzymatiques sont de plus en plus visibles par l’ensemble de nos sociétés. Elles  nourriront  les projets en préparation à la filiale du CNRS à Singapour CNRS@CREATE2 .

Mardi 19 mai 2020 : l’aurore singapourienne
La France se déconfine, images champêtres d’un peuple au naturel. Le laboratoire toulousain tressaute, première systole auriculaire du plan de reprise d’activité (PRA) puis tout son cœur rythmera la vie professionnelle de mes collègues toulousains, avec un sentiment d’unité propre au dépassement d’un traumatisme collectif. À 10 000 km de là, l’horizon de Singapour se teinte aussi du rose caractéristique de l’aurore, vif et éphémère, bientôt le matin ! Reprise du labo le 2 juin, en équipe A/B dans un premier temps. La résilience acquise ne se perd pas, le cap est clair et le vent se lève. La fièvre s’éteint légèrement et le ciel se zèbre d’un éclair émeraude : le vol du Chloropsis cyanopogon raye le rose azur d’un trait vert vif, et nous, arrêtés par la beauté de ce zeste de nature, pensons aux forêts équatoriales si proches.

  • 1Agency for Science, Technology and Research.
  • 2Filiale du CNRS à l’étranger, travaillant avec les universités et instituts de recherche de la cité-État ainsi qu’avec les partenaires internationaux du programme CREATE, dans des domaines en prise avec les enjeux sociaux et économiques de Singapour.