« Préserver l'intégrité de la recherche tout en permettant aux chercheurs de s'exprimer librement est crucial »

Recherche

La question de l'engagement des scientifiques dans le débat public est devenue centrale. Une conférence-débat organisée le 21 mai par le Comets, comité d’éthique du CNRS, et Éthique en Commun, comité d’éthique de l’Inrae, Ifremer, Cirad, Ird, vise à en explorer les multiples facettes, de la liberté d’expression des scientifiques à leurs responsabilités quand ils défendent publiquement une cause, en passant par la manière dont les institutions abordent cette question.

Vous avez souhaité organiser une journée sur la thématique « L’engagement des scientifiques en débats ». Quels en sont les objectifs ?

Christine Noiville : Les objectifs sont multiples alors que ce sujet préoccupe particulièrement les scientifiques depuis les crises sanitaires et climatiques. La question fondamentale est de déterminer si et comment les scientifiques peuvent prendre position dans les débats publics. En effet, ils se demandent aujourd’hui s'ils doivent intervenir, s'ils ont la possibilité voire le devoir de le faire, et quels risques cela implique pour leur crédibilité. L'idée est de susciter un débat à ce sujet. Le COMETS et le Comité Éthique en Commun ont rendu des avis sur ce sujet pratiquement simultanément. Nous souhaitons les mettre en perspective, les faire davantage connaître au sein des différentes communautés scientifiques et en débattre avec des chercheurs et chercheuses. 

D’autant que depuis les avis rendus par le Comets et le Comité éthique en commun, la question de l’engagement s’est posée avec une acuité particulière avec le conflit israélo-palestinien. De nombreux personnels de recherche ont souhaité exprimer leur point de vue, ce qui a conduit à poser la question de savoir si les institutions de recherche, le CNRS par exemple, devait intervenir pour « cadrer » « ses » chercheurs dans de telles situations.

Michel Badré : Il est important de souligner que l’avis« Quels droits et devoirs pour les scientifiques et leurs institutions face à l'urgence environnementale ? » rendu par le comité Éthique en Commun fait suite à une demande des scientifiques eux-mêmes, et non à une saisine des directions d’organisme ou du comité  - une première ! Notre objectif a été de répondre à cette demande en initiant une réflexion de fond. Le but de cette journée est de mettre en perspective les deux avis, à une époque où tous les organismes de recherche sont confrontés à ces questions. Par exemple pour INRAE, la crise agricole a montré les tensions entre les décisions du gouvernement et les positions exprimées par les chercheurs et relayées dans la presse sur le plan Ecophyto. Plus largement, les prises de position critiques du gouvernement et des organisations professionnelles telles que la la FNSEA sur les résultats des travaux de recherche de l’ANSES ou d’INRAE appellent à réfléchir à ces questions. Comment garantir que les chercheurs puissent remplir leur rôle et s’exprimer sur les résultats de leurs travaux sans craindre d'être jugés ou censurés sous prétexte que leurs conclusions ne plaisent pas ? C'est un défi auquel nous devons répondre de manière responsable.

Revenons sur les enjeux de l'engagement scientifique dans le débat. Quels défis rencontre-t-il ? Comment ce sujet a-t-il évolué depuis son émergence sur la scène publique ?

M.B. : Les enjeux sont beaucoup plus forts depuis la prise en considération des phénomènes de « changements globaux » dans lesquels la société est plongée : les bouleversements climatiques, l'érosion de la biodiversité, et leurs conséquences économiques, sociales, environnementales et géopolitiques. Cela concerne toutes les disciplines scientifiques, dans les sciences physiques et naturelles comme dans les sciences humaines et sociales, car ces défis correspondent à des tensions entre les besoins des sociétés humaines et la préservation de la biosphère, à toutes les échelles de temps et d’espace. L’enjeu est d’assurer sur ces questions le dialogue entre la science et la société, qui s’exprime parfois de façon ambivalente : les responsables politiques et le public disent attendre une expression scientifique qu’ils n’écoutent pourtant pas toujours, et les scientifiques attendent donc d’être mieux écoutés et compris.

C.N. : L'enjeu est de rappeler, dans une période de grands questionnements, que les scientifiques peuvent soutenir une cause, que tout chercheur a la liberté de s'exprimer s'il le souhaite. Il peut donner son point de vue, apportant ainsi une contribution utile au débat public grâce au savoir dont il dispose. Mais il est important de rappeler également qu'il existe des responsabilités particulières : si le chercheur veut que le débat auquel il contribue soit de qualité, il doit fournir des informations rigoureuses, en indiquant d'où il parle, au nom de qui, les sources sur lesquelles il s’appuie, l’état des connaissances scientifiques. Il est crucial de rappeler à la fois les droit des chercheurs et leurs devoirs.

Comment les organismes de recherche abordent-ils cette question ? 

C.N. : Le CNRS vient de lancer une large consultation auprès de ses 28 000 scientifiques à la suite de l'avis du COMETS sur le sujet de l'engagement des scientifiques. L’objectif est d’avoir un cadre qui protège, responsabilise et encourage les scientifiques à la prise de parole dans l’espace public et en particulier dans les médias. Un groupe de travail sera bientôt mis en place afin de produire un document à cet effet. La direction du CNRS s'empare concrètement de la question et c’est une bonne chose.

 M.B. : Chacun des quatre organismes pour lesquels intervient le comité Éthique en Commun a apporté des réponses différentes. Par exemple, INRAE a établi avec ses équipes une charte de l'expression publique, donnant des repères et un cadre dans des situations souvent nouvelles pour certains. C'est un sujet complexe, qui ne peut être entièrement réglé par des guides de procédure précis. Le Cirad et l’IRD travaillent aussi sur ces questions, le contexte des pays du sud appelant des réponses spécifiques. La démarche d'Ifremer en matière de dialogue sciences-société est elle aussi intéressante , avec la mise en place d’un « comité de parties prenantes » appelé à dialoguer avec les équipes scientifiques.

Comment va s’organiser la journée du 21 mai ?

M.B. : Après une rapide présentation des avis de nos deux comités, nous avons prévu deux séquences comprenant chacune quelques témoignages rapides de scientifiques, puis des échanges avec les participants. La première séquence portera sur le thème « engagement ou neutralité, faut-il choisir ? » : que signifie réellement l’idée de « neutralité » de la science parfois utilisée ? Et qu'est-ce que l'engagement implique ? La deuxième séquence portera sur les modalités d'engagement, ses formes très diverses et les questions qu’elles posent : simple communication des travaux scientifiques , tribunes dans la presse, participation à des manifestations publiques, voire désobéissance civile, etc. Des temps d’échanges importants sont prévus, le but étant que les participants puissent s'exprimer.

C.N. : L'événement se déroulera en présentiel et en ligne. Il y aura des chercheurs, des responsables d’institutions de recherche, des directeurs de laboratoire qui s’exprimeront sur la question de l’engagement à partir des cas concrets qu’ils rencontrent. Par exemple, un directeur de laboratoire témoignera des tensions, dans son unité, entre ceux qui appellent à prendre des positions « politiques » tranchées (sur le glyphosate, l’artificialisation des sols…) et ceux qui s’y opposent ou le redoutent. Autre exemple, une chercheuse travaillant sur les OGM se sent constamment en porte-à-faux dans son travail de scientifique, accusée sur les réseaux sociaux tantôt d'être trop « pro OGM », tantôt trop « anti ». Elle se demande comment son institution peut la soutenir… L’objectif est donc de relier plus étroitement les travaux éthiques menés à l’expression concrète de chercheurs et chercheuses.

 

Pour suivre la journée en visioconférence