Sciences et pouvoirs publics en période de crise : quel dialogue ?

Institutionnel

Le 24 novembre, la Cour des comptes et le CNRS organisaient leur deuxième colloque sur la thématique de la recherche en appui de l’action publique, cette fois consacré à la crise sanitaire.

« Fédérer les expertises sur les enjeux de société à la croisée des sciences et des préoccupations des pouvoirs publics. » Tel est l’objectif, a rappelé Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes, lors de l’ouverture de ce second colloque, organisé conjointement par le CNRS et la Cour des comptes1  au palais Cambon à Paris. Intitulé ‘La recherche à l’appui de l’action publique en période de crise sanitaire’, il s’inscrit au cœur d’un partenariat liant les deux entités dans une  démarche d’ouverture et d’échanges réciproques entre la Cour et le monde du savoir scientifique. Ce colloque, cette année en partenariat avec l’Inserm2 , a été l’occasion de revenir sur le dialogue « compliqué », mais « parfois fructueux », entre la science et les pouvoirs publics durant les deux années de crise sanitaire liée au Covid-19. « La science ne peut pas gouverner nos choix, mais elle doit expliciter nos options », a souligné Pierre Moscovici, devant un parterre de scientifiques–dont Jean-François Delfraissy—, d’élus, de patrons d’universités, d’organismes de recherche et d’industries et avec, depuis Bruxelles, Mariya Gabriel, commissaire européenne à l'innovation, à la recherche, à la culture, à l'éducation et à la jeunesse.

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Mariya Gabriel, commissaire européenne à l'innovation, à la recherche, à la culture, à l'éducation et à la jeunesse participait au colloque ‘La recherche à l’appui de l’action publique en période de crise sanitaire’ © CNRS. 

La question qui fâche

En introduction, Antoine Petit, président-directeur général du CNRS, est revenu sur la place donnée « ou souvent pas donnée » à la science au cours de cette période et s’étonnait d’une absence d’un réel retour collectif d’expérience et d’une confusion entretenue entre des postures individuelles et la démarche collective que sous-tend la recherche scientifique. « Avons-nous appris ou compris ? Je ne crois pas. » : « Pourquoi la France n’a-t-elle pas été capable de produire un vaccin ? » Aborder sereinement « la question qui fâche », cette « question systémique » sera un leitmotiv sur l’ensemble de la journée. Pour lui, l’investissement dans une recherche fondamentale de pointe et la prise en compte des dimensions pluridisciplinaires restent les meilleures armes pour se préparer aux prochaines crises. Gilles Bloch, PDG de l'Inserm, a indiqué quant à lui, que cette crise sanitaire avait dévoilé plusieurs enjeux : le besoin d’une « instance de coordination de la recherche » en tant de crise, de « réactivité administrative » notamment en termes de priorisation d’essais thérapeutiques, et une « capacité collective à occuper le terrain face au déferlement de fausses informations ».

Une idée partagée par la commissaire européenne Mariya Gabriel, qui lors d’une table ronde sur les politiques publiques européennes, a rappelé que « la désinformation avait été un défi » et compliquait notre capacité à « développer cette confiance dans la science. » Pour elle, la crise du Covid-19 a aussi démontré que science et industrie étaient interdépendantes à l’échelle mondiale : « nous l’avons remarqué par l’accès aux éléments clé pour produire les vaccins. » Tout autant, l’Europe a pu se coordonner pour acheter en masse des vaccins et devenir le premier producteur au monde. « Nous avons pu voir nos forces et nos faiblesses. »

Côté français, Jean-François Delfraissy, président du Conseil consultatif national d'éthique (CCNE), et président du Conseil scientifique mis en place par le président la République pour éclairer les choix publics pendant la période pandémique, a souligné que le pays s’en était mieux sorti que d’autres :  « certes, la France n’a pas développé de vaccin, » cependant, la perte d’espérance de vie lié au Covid-19 avait été de 3 mois en France contre 1,6 an aux Etats-Unis, et cela malgré une injection de plusieurs milliards de dollars dans les agences de santé américaines par le gouvernement américain. Malgré cette bonne note, il a particulièrement souligné le manque d’acculturation scientifique de l’élite française dirigeante et a rappelé que la part d’investissement de la France en recherche en termes de PIB restait bien trop faible comparativement aux autres pays de l’OCDE.

Sur l’absence de vaccin ou médicament sortis des laboratoires européens, Antoine Flahault, directeur de l'institut de santé globale à la faculté de médecine de l'université de Genève, formule une partie de la réponse dans l’investissement, rappelant que les américains avaient injecté 12 milliards de dollars dans la BARDA,3  un bureau spécialisé du département de la Santé et des Services sociaux des États-Unis, quand l’Europe donnait à peine 2 milliards à l’ERA4 .

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La coopération européenne, l'exploitation de base de données ou encore le rôle des sciences humaines et sociales faisaient partie des thématiques abordées au cours de la journée. © CNRS. 

Données, SHS et innovation

Deux sessions ont abordé respectivement l’accès et l’exploitation de bases de données pour la recherche en réponse à la crise de Covid-19 et le rôle des sciences humaines et sociales en tant de crise. Florence Débarre, directrice de recherche à l’Institut écologie et environnement du CNRS (INEE), a raconté les écueils auxquels elle a fait face lors de la crise. Entre autres, un manque d’accès et un manque de lisibilité des données. « Les données partagées en Open Data sont souvent trop agrégées pour être véritablement utiles et exploitables par des chercheurs qui ont des besoins différents du grand public ou des journalistes, tandis que les données brutes restent largement sous-exploitées », a-t-elle-indiqué. Jean-Stéphane Dhersin, responsable de Modcov19 - plateforme pour combiner les compétences en modélisation dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 – faisait le même constat et regrettait un manque de coordination nationale et internationale. Côté SHS, la présence de sociologues dans le conseil scientifique, pourtant très minoritaire, a été essentielle pour l’aide à l’action notamment en termes d’acceptation et de rejet des normes par la population, a rapporté Gwladys de Castries, secrétaire générale adjointe de la Cour des comptes. Des propos largement soutenus par Marie Gaille, directrice de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS (INSHS). Nathalie Bajos, directrice de recherche à l’Inserm, a dévoilé quant à elle des recherches montrant que les politiques de santé au cours de la crise avaient accru les inégalités de santé.

C’est autour d’une table ronde sur l’innovation que ce colloque s’est conclu. Pour Mehdi Gmar, directeur général de CNRS innovation, en appui aux chercheurs et chercheuses, l’identification et la détection rapide de technologies émergentes sont clés. « Il faut de la coordination nationale ». Les Stratégies nationales d’accélération5  sont l’une des réponses de l’État, qui « a demandé à ses opérateurs de transferts technologiques de se coordonner avec l’appel à projets prématuration-maturation6  pour aller chercher des innovations très tôt sur des défis de société. » Pour Arnold Migus, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, un autre enjeu majeur reste la prise de risque, trop frileuse en Europe et en France. Avant la crise Covid, « Moderna avait réussi à lever près de 3 milliards d’euros en temps record aux Etats-Unis, du jamais vu ».

Mieux financer la recherche fondamentale, encourager la prise risque technologique, mieux qualifier l’accès aux données pour la recherche, développer une meilleure coordination à l’échelle nationale et européenne… de nombreuses pistes pour se préparer aux crises et mieux répondre aux défis sociaux qu’elles soulèvent.

  • 1Après l’édition Recherche scientifique et action publique – Les sciences du numérique, organisé le 8 décembre 2020 en collaboration avec l’INRIA.
  • 2L'Institut national de la santé et de la recherche médicale.
  • 3La Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA), bureau du département de la Santé et des Services sociaux des États-Unis, chargé de l'acquisition et du développement de contre-mesures médicales, principalement contre le bioterrorisme, les menaces nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, les pandémies (grippe pandémique et pandémie de COVID-19 notamment) et les maladies émergentes.
  • 4L'Espace européen de la recherche (ERA) est l'ambition de créer un marché unique et sans frontières pour la recherche, l'innovation et la technologie dans toute l'UE.
  • 5À travers ces stratégies d'accélération, il s’agit d’identifier les principaux enjeux de transition socio-économique de demain et d’y investir de façon exceptionnelle et massive dans une approche globale (financements, normes, fiscalité…).
  • 6L’AAP « maturation-pré-maturation » s’inscrit dans le cadre du nouveau plan d’investissement France 2030. Il soutient, dans le champ des stratégies nationales d’accélération, un segment critique du cycle de l’innovation visant à lever des verrous d’ordre technico-économique ou organisationnel et à faire levier sur la diffusion de nouvelles solutions issues de la recherche publique. Le présent AAP vise à intensifier et à renforcer la chaine d’accompagnement de projets d’innovation à fort potentiel, et à accélérer leur transfert vers le monde socio-économique, au bénéfice des stratégies nationales d’accélération.