Être chercheur en physique des particules mène parfois dans des lieux inattendus. Lorsqu’en 2006 Corinne Bérat, chercheuse au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble (LPSC) entame sa collaboration avec l’observatoire international Pierre Auger, elle n’est pas déçue. Après un voyage épuisant de plusieurs dizaines d’heures elle découvre un paysage à couper le souffle. Celui des interminables plaines du plateau de la pampa Amarilla argentine qui s’étendent au loin jusqu’à la Cordillère des Andes. « Il faut s’imaginer cette immensité plate et déserte avec un ciel immense où l’on peut voir parfois 3 ou 4 orages en même temps à l’horizon, où les routes sont de grandes lignes droites et où le bus s’arrête au milieu de nulle part pour laisser des gens seuls dans une immensité d’où pourtant pas un seul toit de maison ne dépasse » s’émerveille la chercheuse qui depuis 13 ans revit la même émotion lorsqu’elle se déplace en Amérique du sud. Cette fois, alors qu’elle s’y rend de nouveau en tant que responsable France pour l’observatoire, l’émotion est teintée d’un petit air de fête, car l’Observatoire Pierre Auger souffle ses 20 bougies.
Un projet né en 1991
En effet, c’est en 1999 que l’acte de naissance de cet instrument auquel participent aujourd’hui plus de 400 chercheur-es, ingénieur-es et technicien-es de 17 pays, a été signé en Argentine, dans la ville de Mendoza, concrétisant 8 années de gestation et de montage du projet. Tout a commencé dans la tête de quelques physiciens, emmenés par James Watson Cronin (prix Nobel de physique en 1980) de l’université de Chicago et Alan Watson de l’université de Leeds, et parmi lesquels on comptait Murat Boratav, chercheur au Laboratoire de physique des hautes énergies (LPNHE) et professeur à l’Université Pierre et Marie Curie. Ils se sont mis en tête d’édifier un observatoire gigantesque pour étudier les rayons cosmiques d’ultra haute énergie, les RCUHE. « Les RCUHE sont des particules qui parcourent l'univers à une vitesse proche de celle de la lumière et dont l’énergie dépasse de 10 à 100 millions de fois celles atteintes dans les accélérateurs de particules comme le Large Hadron Collider (LHC) au Cern. » explique la physicienne. Il en arrive sur Terre en moyenne 1/km2/an, et pour les plus énergétiques sans doute moins de 1/km2/siècle, ce qui en fait des événements relativement voire extrêmement rares. Leur origine reste mystérieuse et pour les étudier, les physiciens n’ont d’autre choix que de passer par un observatoire hors norme.
Etalé sur 3000 km2
Les cofondateurs de l’observatoire misaient sur un instrument de 5000 km2 à l’origine. Il n’en figurera que 3000 à la signature de Mendoza, mais 3000 km2, c’est déjà plus vaste que le Luxembourg et 30 fois le record du plus grand observatoire de l’époque au Japon, l’observatoire Agasa. L’idée des chercheurs est de disperser sur ce vaste territoire un réseau de 1600 détecteurs[1] régulièrement espacés pour former un capteur géant en mesure de collecter des informations précises sur ces rayons cosmiques. L’installation complète des détecteurs va prendre 8 ans et s’achever en 2008, donnant naissance au plus grand observatoire jamais mis en place dans le monde. 11 ans après, il le reste toujours.
Acheminement, préparation et installation des détecteurs de gerbes de rayons cosmiques de l'observatoire. Ce sont des cuves remplies d'eau et équipées de photodétecteurs chargés de détecter le passage des particules dans le liquide. Ces détecteurs sont dispersés dans la pampa, espacés de 1500m. Le réseau qu'ils constituent couvre 3000 kilomètres carrés.
Images : Observatoire Pierre Auger
Pour bien prendre la mesure de l’ouvrage, il faut se pencher sur les conditions d’exploitation de l’observatoire. Des conditions pour le moins inhabituelles. « Il faut parfois une demi-journée en 4x4 sur des pistes herbeuses, sablonneuses ou boueuses pour rejoindre un détecteur défaillant et en faire la maintenance » illustre Corinne Bérat. « Et une fois que l’on a fait le chemin, que l’on a serpenté entre les buissons, en rencontrant de temps à autre des vaches ou des chevaux d’élevage en semi-liberté, encore faut-il trouver la cuve au milieu des herbes. » De par son gigantisme, l’instrument est aussi soumis plus que tout autre aux aléas naturels. « Il a fallu parfois redresser des détecteurs déstabilisés par un terrier de viscache [ndlr : gros rongeurs locaux] ou par l’érosion » raconte la responsable, « ou encore, après l’installation des premières cuves, l’équipe s’est aperçue que les câbles des batteries étaient arrachés par les vaches qui trouvaient les détecteurs très pratiques pour se gratter. Il a donc fallu adapter le design. Et puis il y a la pratique locale de l’écobuage qui parfois peut faire des dégâts, les fientes de rapaces (les caranchos) qui altèrent les panneaux solaires, les rivières en crue qui peuvent emporter les cuves, ou encore le gel, heureusement rare, qui en modifie le comportement. » Pas moins de 4 jours par semaine, les technicien-es et ingénieur-es argentins qui travaillent sur place doivent être de sortie pour faire en sorte que l’observatoire reste opérationnel. Ils y parviennent très bien puisque le taux de disponibilité du réseau de détecteurs à eau dépasse les 95% depuis sa mise en route progressive en 2004.
Les détecteurs sont en pleine nature et doivent composer avec le milieu ambiant et les activités locales qui créent parfois quelques surprises.
Image : Observatoire Pierre Auger
Le site argentin préféré aux autres
Sans doute qu’en choisissant une zone géographique moins exposée l’observatoire aurait été plus facile à entretenir, mais voilà, la pampa Amarilla s’est révélé comme le meilleur endroit sur Terre pour le déployer. « C’est Antoine Letessier-Selvon, soutien de la première heure, chercheur au LPNHE et qui sera coordinateur de la collaboration Auger en France de 2008 à 2016, qui a été mandaté pour présélectionner des sites » précise Corinne Bérat. « Après avoir sillonné le globe, il est revenu avec 3 sites potentiels dans l’hémisphère Sud pour l’installation de l’observatoire. Un en Australie, un en Afrique du sud et un en Argentine.[2]» Si le site argentin est finalement préféré c’est qu’outre l’intérêt évident que porte l’Argentine à ce projet, il coche de nombreuses cases. Il est bien plat, vaste et régulier et surtout il est à la bonne altitude. En effet, lorsque les rayons heurtent l’atmosphère, ils y forment un véritable carambolage de particules qui se propage vers le sol. Ce que l’observatoire Auger perçoit c’est cette gerbe. Une gerbe qui sera d’autant plus intense et informative qu’elle sera captée après le maximum de son développement, mais aussi avant son extinction. Perché à 1400m d’altitude sur le plateau, l’observatoire est très bien placé pour intercepter au sol les gerbes des RCUHE à un stade optimal de leur développement. Le site argentin a également une autre corde à son arc. L’obscurité de ses nuits qui permet de visualiser avec des télescopes l’infime lumière fluorescente émise par les gerbes de particules. Ainsi, en s’équipant de 24 télescopes[3], Auger est devenu le premier observatoire au monde capable de conjuguer deux formes d’observations simultanées des rayons cosmiques.
A 1400 m d'altitude sur le plateau, les nuits sont exceptionnellement claires et la voûte céleste saisissante.
Image : Observatoire Pierre Auger
Des rayons extragalactiques
L’observatoire ne tarde pas à voir ses premiers RCUHE. En 15 ans d’observation, il en voit même des centaines de milliers au-dessus de 1018 eV. Pour les plus énergétiques et les plus rares, ceux supérieurs à 1020 eV, il ne s’en présente qu’une quinzaine en tout. Moins que la dizaine par an attendue initialement. Mais qu’à cela ne tienne, la moisson est déjà suffisante pour faire avancer la connaissance. L’observatoire permet notamment d’affiner en permanence la mesure du spectre des rayons cosmiques d’ultra haute énergie. En effet, les scientifiques ont noté que plus ces rayons cosmiques montent en énergie et plus ils se raréfient selon une règle assez progressive, sauf à trois endroits : à partir de 1017 eV la raréfaction accélère, puis à 6 x 1018eV au contraire elle se tasse brièvement avant de reprendre de plus belle au-delà de 5 x 1019 eV. Toutes ces transitions trahissent des changements dans les mécanismes de formation de ces rayons, dans leur nature ou leur interaction avec l’environnement. Elles donnent des indices précieux aux chercheurs et chercheuses qui tentent de retrouver les mécanismes astrophysiques capables d’engendrer des bolides aussi énergétiques. En étudiant les directions d’arrivée de dizaines de milliers de gerbes, la collaboration Pierre Auger a aussi permis de faire progresser l’étude de l’origine de ces rayons. « Elle a démontré qu’au-dessus de 8 x 1018 eV la majorité des rayons cosmiques arrivaient de l’extérieur de notre galaxie. Une corrélation a même été établie entre la direction d’arrivée de rayons cosmiques d’énergie supérieure à 4x1019 eV et la position de galaxies à flambée d'étoiles, les starburst galaxies en anglais » se réjouit Corinne Bérat. Ces très beaux résultats publiés ces deux dernières années sont en effet un pas très important puisque pour la première fois les rayons cosmiques d’ultra haute énergie se trouvent connectés à des phénomènes astrophysiques extragalactiques.
L'observatoire conjugue deux sortes de détection des rayons cosmiques d'ultra haute énergie. Les détecteurs de particule au sol, et les télescopes qui observent la fluorescence émise par les gerbes dans l'atmosphère. L'observatoire est équipé de 27 télescopes qui observent dans toutes les directions.
Images : Observatoire Pierre Auger
Les télescopes à fluorescence ont aussi amené leur lot de résultats. Tout d’abord en montrant qu’ils pouvaient servir à l’étalonnage en énergie du réseau de détecteurs au sol et ainsi ouvrir la voie à la détection hybride d’événements. Mais aussi en fournissant des informations sur la nature des rayons cosmiques d’ultra haute énergie : leur flux est composé de protons, mais aussi de noyaux d’éléments plus lourds (hélium, azote, silicium, …), dans des proportions variant avec l’énergie. Il faut cependant rester prudent car l’interprétation de ces résultats est encore incertaine, et nécessite plus de mesures en particulier aux plus hautes énergies. « Les télescopes qui détectent la fluorescence ne fonctionnent que par des nuits totalement noires, c’est-à-dire sans lune, et sans nuages » explique Corinne Bérat, « ils ne sont donc opérationnels que 13 à 14% du temps tout au plus, ce qui limite considérablement le nombre d’événements enregistrés par cette méthode. A ce jour, l'événement "hybride" de plus haute énergie détecté simultanément par les télescopes de fluorescence et le réseau de surface a une énergie de 8.5 1019 eV. »
L’observatoire en plein upgrade
Les enseignements de ce premier round d’observation ont convaincu les physiciens d’améliorer l’observatoire qui est actuellement en plein « upgrade ». C’est le projet AugerPrime. « Nous sommes en train d’équiper la plupart des cuves de nouveaux détecteurs qui permettront de faire le distinguo dans les gerbes entre la composante électromagnétique et la composante muonique» indique Corinne Bérat. « De cette différence il sera alors plus facile de remonter à la nature des rayons cosmiques qui heurtent l’atmosphère. » AugerPrime prévoit aussi le déploiement d’antennes sur les cuves pour étudier les gerbes inclinées dans le domaine des ondes métriques.
Installation de scintillateurs sur les cuves dans le cadre du projet d'évolution de l'observatoire, AugerPrime. Ces nouveaux éléments permettront de différentier la composante muonique de la composante électronique des gerbes de particules.
Image : Observatoire Pierre Auger
Au final, cet observatoire unique va pouvoir repartir pour une bonne dizaine d’années d’observation avec des objectifs qui tendent à se diversifier sur tout le spectre de la physique des deux infinis. Depuis celui de la physique des particules avec l’étude des collisions à très haute énergie, à celui de l’astrophysique avec l’étude de phénomènes pointés par d’autres observatoires, en particulier ceux d’ondes gravitationnelles. Mais tout ça, ce sera après les festivités organisées à Malargüe. Pour le moment, l’ensemble de la collaboration a quitté le hall d’assemblage, abandonné claviers et écrans, arrêté les 4x4 et lâché les stylos pour aller prendre part à la grande parade organisée tous les ans par la municipalité, une façon de saluer les habitants qui ont accueilli cet étrange observatoire il y a 20 ans de ça dans leur pampa.
[1] Il y en a à présent 1660, des détecteurs supplémentaires ayant été installés dans une zone où l’espacement entre eux est réduit, permettant de diminuer le seuil en énergie.
[2] Plus de détails dans le livre « Kosmos », d’Antoine Letessier Selvon, CNRS editions, Paris 2017, ISBN : 978-2-271-11451-8
[3] A présent, il y a 27 télescopes, 3 ayant été ajoutés pour la mesure de gerbes à plus basse énergie