En 2011, la révision des modèles théoriques de conversion électron/antineutrinos a semé la discorde dans le monde de la physique. Le nouveau calcul faisait apparaître un déficit de 6% entre les antineutrinos prédits et les antineutrinos mesurés à proximité des réacteurs. Un résultat bien embarrassant dans lequel certains voyaient potentiellement de la nouvelle physique, et d’autres l’imperfection du modèle. Pour tenter de trancher la question plusieurs équipes dans le monde se sont attelées à l’étude minutieuse de la décroissance radioactive bêta [ndlr : un neutron du noyau donne un proton en émettant un antineutrino] des principaux noyaux émetteurs d’antineutrinos dans le combustible. L’objectif étant d’obtenir un modèle alternatif. Résultat, à mesure que progresse le travail, l’écart se resserre entre le flux d’antineutrinos mesuré et le modèle déduit de ces nouvelles mesures nucléaires.
En 2011 les calculs utilisant le modèle de conversion électron/antineutrinos prévoyait 6% d’antineutrinos de plus que ce qui était mesuré à la centrale de Daya Bay (Ligne DB). L’affinement progressif du modèle nucléaire en 2012, 2015, 2017 puis 2018 a permis de ramener l’écart à 2%, tandis que le modèle de conversion est remis en question.
Plus que 2% d’écart
Ce travail de fourmis est mené tambour battant par la collaboration européenne TAGS à laquelle collaborent les chercheurs du groupe SEN. « En 2018 nous avons franchi un pas décisif en nous concentrant sur 4 noyaux qui ont un impact fort sur le bilan d’antineutrinos, les Niobium 100 et 102 ainsi que leurs isomères* » explique la scientifique, Muriel Fallot. « Nous avons ramené l’écart de prédiction à seulement 2% et nous continuons à le grignoter. Nous avons même bon espoir de combler l’ensemble de l’écart rapidement. » Il ne reste effectivement plus qu’une trentaine de candidats à étudier avant d’avoir fait le tour des principaux contributeurs au bilan des antineutrinos.
« Ce qui ressort de notre étude, c’est que la différence enregistrée vient surtout de la meilleure connaissance de la décroissance bêta des noyaux produits par les réactions nucléaires dans le réacteur » précise Muriel Fallot, « Les noyaux fils sont en effet créés dans des dizaines d’états d’énergie différents qui vont influer sur l’énergie des antineutrinos émis lors des désintégrations, et du coup fausser les mesures de flux. » Pour bien comprendre, il faut savoir que les mesures d’antineutrinos auprès des réacteurs nucléaires ne comptabilisent que ce qui est au-dessus de 1,8 MeV. Par conséquent, si une fraction de noyaux fils n’a pas l’énergie suffisante, elle va émettre des antineutrinos sous ce seuil et fausser le comptage. Les modèles basés sur les mesures nucléaires ne prenaient pas bien en compte ce phénomène et surestimaient les émissions de nombreux noyaux.
La collaboration utilise l'accélérateur du département de physique de l'université de Jyväskylä en Finlande. Bât à gauche au bout du pont. Image collaboration TAGS
Cible d’uranium 238
Pour affiner la compréhension de l’émission des antineutrinos par les réacteurs nucléaires, la collaboration européenne utilise l’accélérateur de Jyväskylä en Finlande pour catapulter des protons et des deutons dans une cible d’uranium 238. Les produits de fissions générés sont extraits, ionisés et accélérés, puis séparés en fonction de leur masse avant d’être déposés sur une bande magnétique défilante. A l’arrivée, les caractéristiques énergétiques de la décroissance sont récupérées à l’aide d’un spectromètre gamma à absorption totale (TAGS). L’équipe SEN est attendue dès le mois d’avril 2020 en Finlande pour tenter de mettre un point final à cette énigme des antineutrinos manquants. Affaire à suivre.
Les expériences TAGS citées sont portées par Subatech, l’Instituto de Fisica Corpuscular (IFIC) en Espagne, et l’université de Surrey en Grande-Bretagne.
*V. Guadilla et al. Phys. Rev. Lett. 122, 042502 (2019).