Les Assises des mathématiques démontrent l’urgence de la situation

Institutionnel

Du 14 au 16 novembre, la communauté scientifique, le monde socio-économique et les décideurs de notre pays se sont saisis ensemble de la question des mathématiques, lors du colloque des Assises des mathématiques à la Maison de l’Unesco. Des propositions concrètes ressortent de ces discussions.

Point culminant des Assises des mathématiques organisées1  cette année par l’Institut national des sciences mathématiques du CNRS (Insmi), un grand colloque a rassemblé plus de 600 personnes à la Maison de l’Unesco pendant trois jours, du 14 au 16 novembre. S’y sont succédés  hommes et femmes de la recherche, de l’industrie, de l’éducation et de l’enseignement supérieur, de la sphère politique, etc. Avec un constat partagé par tous les protagonistes : les mathématiques ont une place incontournable dans la recherche scientifique dans toutes les disciplines, dans le monde économique et dans la société dans son ensemble, pourtant le nombre de mathématiciens et de mathématiciennes, et la formation en mathématiques des communautés étudiantes se sont pas suffisants.

  • 1En partenariat avec Cdefi, le CEA, France Université, Inria et l’Inrae, et avec le soutien du MESR.

Le CNRS et les mathématiques

L’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) a pour mission de structurer et d’accompagner au plan national le développement de la recherche dans les différentes branches des mathématiques. Les 60 laboratoires et la quarantaine de réseaux et structures fédératives qu’il pilote ou copilote rassemblent plus de 4400 scientifiques et 1500 doctorants et doctorantes sur l’ensemble du territoire.

« Nous arrivons à un véritable âge d’or des maths qui pourront contribuer à résoudre de très nombreux problèmes de la planète mais, contrairement à d’autres pays, la France réduit lentement la voilure, avec un nombre d’enseignants-chercheurs en constante baisse », commente ainsi le coordinateur des Assises, Stéphane Jaffard1 .

Des Assises indispensables pour le futur

« La situation est préoccupante, très préoccupante. Si on ne fait rien, elle pourrait devenir catastrophique », a aussi déclaré Antoine Petit, président-directeur général du CNRS lors de l’inauguration de l’événement. Avant de demander aux mathématiciens et mathématiciennes de « sortir de leur zone de confort » pour « définir les priorités » en écoutant tous les acteurs académiques et non académiques qui ont répondu présents pour ces Assises « indispensables ». Une demande qui fait écho à l’objectif donné par Christophe Besse, directeur de l’Insmi, à cette année d’Assises : « une des grandes réussites de ce temps de réflexion sera que des non-mathématiciens viennent convaincre des non-mathématiciens de l’intérêt d’investir dans les mathématiques », explique le chercheur.

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Pap Ndiaye, ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse, et Sylvie Retailleau, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, sont intervenus lors du colloque des Assises des mathématiques – ici, avec Antoine Petit, président-directeur général du CNRS. © CNRS - L’œil de votre événement

La discipline est « au cœur de notre société » et « cruciale pour répondre aux défis d’aujourd’hui et de demain » – changement climatique, intelligence artificielle, santé numérique, etc. – dans un monde « bercé par les mathématiques », a rappelé Sylvie Retailleau, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, présente également à l’inauguration de l’événement. Pour elle, « l’articulation entre les milieux académique, industriel et socio-économique est essentielle », les actions de médiation scientifique contribuant à rendre les mathématiques « accessibles au plus grand nombre », sans oublier le temps long nécessaire à la recherche pour que « progresse la compréhension du monde ». Le ministère sera donc « aux côtés » des mathématiciens pour « étudier ce qui peut être fait ».

Quatre tables rondes pour explorer les interactions possibles

En plus de conférences et exposés scientifiques par des mathématiciens et mathématiciennes reconnus – le dernier récipiendaire français de la médaille Fields Hugo Duminil-Copin, des lauréates du prix Jeunes talents France L’Oréal-UNESCO, la climatologue Valérie Masson-Delmotte, etc. –, quatre tables rondes ont rythmé ce colloque. Elles ont permis de discuter l’état des lieux établi par les principaux groupes de travail des Assises qui ont interrogé des centaines de personnes sur les relations entre les mathématiques et l’enseignement, les autres disciplines, le monde économique, et la société.

La première faisait suite à l’intervention attendue du ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse, Pap Ndiaye. Celui-ci avait annoncé la veille, 13 novembre, sa stratégie qui doit « faire de 2023 l’année de promotion des mathématiques à l’école » pour « réconcilier l’ensemble des élèves avec les mathématiques et encourager l’égalité filles-garçons ». Cette stratégie compte un ensemble de mesures pour l’école primaire, le collège et le lycée, dont la mise en place de 1 h 30 de mathématiques obligatoire par semaine dans le tronc commun en première générale, pour tous les élèves n’ayant pas choisi la spécialité Mathématiques.

Une annonce qui a été beaucoup commentée pendant ces trois jours et notamment par les participants de cette première table ronde. Pour s’appliquer « convenablement », la réforme doit « se faire en embarquant dès le début et dans le suivi de la réforme tous les acteurs, depuis les décideurs jusqu’aux acteurs de terrain », prévient Louise Nyssen de l’Institut montpelliérain Alexander Grothendieck1 .

Pour Meriem Chadid, présidente du conseil du programme international des sciences fondamentales de l’Unesco, au-delà d’un programme « robuste et ambitieux avec une pédagogie bien solide », il faut « s’occuper de l'élève, mais de l’enseignant également ». En particulier, les formations et l’accompagnement doivent être renforcés, comme l’attractivité du métier. Favoriser et valoriser l’interdisciplinarité dans l’enseignement fait par exemple l’unanimité parmi les participants, à condition là aussi que le soutien de l’institution permette ce travail complexe.

Avec les autres disciplines, des interactions riches mais risquées

La question de la formation fut aussi centrale lors de la table ronde suivante. Celle-ci a montré quelques exemples des interactions entre mathématiques et autres disciplines de recherche comme les sciences de l’ingénieur, l’informatique – avec qui les collaborations sont historiques et fructueuses –, la biologie ou la démographie – deux domaines qui s’ouvrent à des techniques de plus en plus quantitatives et demandant davantage de mathématiques.

Valérie Masson-Delmotte au micro sur scène
"Les mathématiques jouent un rôle clé dans les modélisations du climat futur et dans l’étude des climats passés", a déclaré la climatologue Valérie Masson-Delmotte lors de sa conférence. © CNRS - L’œil de votre événement

Selon les témoins, ces nouveaux modes de collaborations interdisciplinaires apportent beaucoup aux deux disciplines concernées, ouvrant des questions inédites et nourrissant même la façon de se poser des questions. Mais ils demandent un temps long d’apprentissage, peu productif du point de vue des critères encore souvent retenus pour l’évaluation des scientifiques3 . Ils représentent donc un risque, en particulier en début de carrière. « Souvent, c’est le mathématicien ou la mathématicienne qui se forme à l’autre discipline et non l’inverse », précise Pierre Pansu qui a coordonné le groupe de travail sur le sujet. Et le nombre encore limité de mathématiciens qui font ce pas vers d’autres champs de recherche est très sollicité, parfois comme prestataire mais souvent pour de vraies collaborations.

Si les initiatives individuelles restent « la clé », plusieurs pistes peuvent être explorées par les institutions pour créer un cadre favorable à ces collaborations, d’événements ponctuels à la création de laboratoires interdisciplinaires, en passant par des thèses pluridisciplinaires de plus longue durée ou encore l’insertion d’un « socle fondamental » de culture scientifique et mathématique lors des études supérieures dans toutes les disciplines. « Les actions mises en place, comme des laboratoires déjà existants ou l’Institut des mathématiques pour la planète Terre, fonctionnent et devraient être plus répandues », résume Pierre Pansu.

Rapprocher mathématiques et industries

Créer des lieux de rencontre pourrait aussi être une solution pour renforcer le lien entre mathématiques et industrie. « Nous devons faire tomber le mur qui existe entre le monde universitaire et le monde des entreprises », a ainsi alerté Bruno Le Maire, ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, dans une vidéo diffusée lors de l’événement. La discipline serait « au cœur de la transformation de la France », notamment face aux « bouleversements radicaux à venir », et aurait « un rôle clé à jouer en matière de développement économique » ajoutait-il.

Scientifiques et représentants d’entreprises – invités à cette troisième table ronde dédiée ou témoignant par ailleurs – ont appuyé ce message. Les entreprises seraient ainsi très demandeuses de profils aux connaissances mathématiques poussées. Les mathématiques « peuvent constituer un repère puissant et structurer un mode d’action cohérent » pour « prendre des décisions informées et rationnelles qui ont la force de la clarté d’une démonstration », a détaillé Benoit Bazin, PDG de Saint-Gobain.

Témoignage vidéo devant salle pleine de dos
Plusieurs industriels ont témoigné de l'importance de leurs relations avec les mathématiques, comme ici Benoit Bazin, PDG de Saint-Gobain. © CNRS

Mais la relation peut parfois être difficile, tant les objectifs, contraintes et cultures peuvent différer, même si l’expérience peut être « très enrichissante » pour les scientifiques, notamment au sein de start-up issues du monde académique.

Plusieurs dispositifs existent pour aider les scientifiques à faire des allers-retours entre académie et industrie : mises à disposition, crédit d’impôt recherche, chaires industrielles, thèses Cifre, etc. Ces dernières devraient être là aussi plus longues pour avoir le temps d’intégrer les deux mondes, selon les participants qui regrettent aussi la forme actuelle du dispositif « doctorant conseil ». Un accompagnement pour faciliter la contractualisation serait aussi bienvenu. « La création de l'Agence pour les mathématiques en interaction avec l'entreprise et la société (Amies) montre que le milieu académique reconnaît de plus en plus le travail mené avec des industriels. Mais on a besoin de changer d’échelle et d’actes forts pour soutenir les actions qui créent ce lien », confirme Véronique Maume-Deschamps, directrice de l’agence et membre du groupe de travail sur le sujet.

France 2030 pour rendre les mathématiques attractives

Là aussi, la formation et l’évaluation semblent des points clés. Les entreprises déplorent la culture mathématique (et plus largement scientifique) insuffisante de leurs employés et seraient intéressées par davantage d’actions de formation continue menées par des scientifiques, à l’image de ce que propose CNRS Formation Entreprises. De leur côté, les scientifiques souhaitent une meilleure reconnaissance de leurs travaux en lien avec des industriels pour leur carrière, et une meilleure reconnaissance du doctorat dans les entreprises. « Il est capital d’acculturer le monde de l’entreprise aux mathématiques, et inversement », conclut la directrice d’Amies.

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Directrice générale de la recherche et de l'innovation au Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Claire Giry a remis les prix des différents défis lancés à la communauté lors des Assises des mathématiques, ici Olga Paris-Romaskevich, Clémence Perronnet (et Claire Marc, absente) pour le défi Diffusion des mathématiques. © CNRS - L’œil de votre événement

Un avis partagé par Florent Menegaux, président du groupe Michelin, qui ajoute : « face aux enjeux de notre société, toutes les solutions apportées vont passer par la conception de produits et services qui font appel à des notions mathématiques ». « Un rebond rapide doit être engagé », a continué Benoit Bazin, pour « redonner aux mathématiques la place qui devrait être la leur ».

« Le plan France 2030 va aider les mathématiques de manière forte et déterminée », s’est alors engagé Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement et pilote de France 2030. Avec l’objectif de « rapprocher le futur », ce plan présenté par le président de la République en 2021 entend stimuler de nombreux secteurs, de la recherche fondamentale aux secteurs socio-économiques. « L’innovation se loge dans les mathématiques », a souligné le secrétaire général, rappelant les appels à manifestation d’intérêt pour améliorer l’attractivité des formations utiles à ces secteurs – « j’aimerais qu’on en consacre une bonne partie à l’attractivité des mathématiques » –, et les bourses pour jeunes talents étrangers. Bruno Bonnell a donc incité les mathématiciens et mathématiciennes présents à « profiter des Assises » pour « consolider leurs idées et proposer des opérations à mettre en place » pour rendre les mathématiques de nouveau attractives « sur tous les territoires et pour toutes les populations », l’État acceptant avec France 2030 de « tester des idées avec le risque que cela ne fonctionne pas ».

La parité, une question centrale

La dernière table ronde a ouvert la discussion à la société dans son ensemble. Les mathématiques seraient à la fois un enjeu démocratique – permettant d’apprendre à forger un raisonnement – et un langage universel, le monde d’aujourd’hui nécessitant un minimum de culture mathématique partagée face aux nouvelles technologies et défis sociétaux. La place des mathématiques, et en particulier l’éducation des jeunes et des jeunes filles, devrait être « portée au plus haut comme une cause nationale », a notamment milité Valérie Rabault, vice-présidente de l'Assemblée nationale.

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La dernière table ronde a abordé la relation des mathématiques à la société dans son ensemble, avec notamment le mathématicien Étienne Ghys, qui a reçu en 2022 la médaille de la médiation scientifique du CNRS. © CNRS - L’œil de votre événement

La question de la parité, qui se pose à toutes les étapes de vie, a été centrale dans cette table ronde. La place des femmes est ainsi encore insuffisante en recherche mais aussi en politique ou dans les médias. Il faut donc mettre en place des actions fortes pour inciter les jeunes femmes à se tourner vers les mathématiques, mais aussi leur assurer une carrière dans de bonnes conditions. « Les scientifiques doivent davantage irriguer les sphères du pouvoir et de la décision », a aussi conseillé Valérie Rabault.

Le groupe de travail recommande en particulier d’essayer de modifier l’image des mathématiques et surtout des mathématiciens, vus comme des hommes travaillant seuls sur des questions abstraites sans lien avec le quotidien. Enseignante en mathématiques au collège Louis-Armand à Nancy, Estelle Kollar tente aussi de sensibiliser les jeunes, en classe et sur les réseaux sociaux, en montrant que les mathématiques ont une utilité pour le monde de tous les jours. La formation des enseignants lui paraît essentielle : « On ne développe pas son esprit critique ni sa capacité de raisonnement si les mathématiques sont présentées comme des recettes de cuisine à appliquer aveuglément », note-t-elle.

La table ronde a aussi permis d’alerter sur l’évaluation des programmes de promotion des mathématiques, afin d’investir les moyens humains et financiers dans les actions qui ont scientifiquement prouvé  leur efficacité. Davantage communiquer envers la société en se rendant dans « les lieux de vie » et appuyer le travail des associations fait aussi partie des recommandations du groupe de travail.

Une stratégie ambitieuse à mettre en place

Les propositions des différents groupes qui ont travaillé sur les questions des Assises des mathématiques seront bientôt publiées dans un rapport rassemblant aussi les idées qui ont pu naître lors des échanges dans ces trois journées. Ces propositions doivent « hisser l’école mathématiques française à la hauteur des nouveaux enjeux », explique Stéphane Jaffard. La communauté « enthousiaste » a besoin de « soutiens conséquents » : face aux défis multiples – maintenir une recherche d’excellence, former les nouvelles générations, répondre aux sollicitations des entreprises et des autres disciplines –, « il faut mettre en place une stratégie ambitieuse “mathématiques 2030” et la condition nécessaire du succès est de multiplier les bras disponibles ». Les études menées montrent d’ailleurs un besoin de 500 enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs supplémentaires pour rattraper le retard de la discipline par rapport aux autres domaines. « L’avenir a envie de maths et la communauté mathématique se tient à l’écoute de ce que la société attend d’elle », résume Christophe Besse, qui s’engage à ce que « l’Insmi réponde présent ».

  • 1 a b Stéphane Jaffard est professeur au Laboratoire d'analyse et de mathématiques appliquées (CNRS/Université Gustave Eiffel/Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne) et chargé de mission auprès de l’Insmi pour les Assises des mathématiques.
  • 3Une étude menée par la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) du CNRS montre cependant que, même si les recherches interdisciplinaires demandent en effet un temps plus long avant de produire des connaissances nouvelles, aucun impact sur les carrières (promotions, évolution dans le temps) n’est mesuré.