Entretien exclusif avec Iliana Ivanova sur l’avenir de la recherche européenne
À l'approche des élections européennes, Iliana Ivanova, la Commissaire européenne à l'Innovation, la Recherche, la Culture, l'Éducation et la Jeunesse, explore les stratégies qui permettraient de renforcer la recherche en Europe face à la concurrence mondiale. Elle met l'accent sur la collaboration, l'innovation et l'autonomie stratégique, ainsi que sur le rôle des organismes de recherche comme le CNRS.
L’Europe vit un moment décisif : la période électorale est imminente, et en particulier, dans le domaine de la recherche et de l’innovation, elle fait face à une concurrence de plus en plus en forte de la part des États‑Unis et de la Chine. Comment maintenir l’excellence de la recherche européenne ?
Iliana Ivanova : En matière de recherche et d’innovation, les États-Unis et la Chine font figure de champions ; leurs dépenses en recherche et développement dépassent celles de l’UE. Aux États-Unis, elles représentent 3,5 % du PIB, et en Chine, 2,65 %. Quant à l’Union Européenne, elle a dépensé 2,24 % de son PIB en R&D en 2022.
Tout d’abord, si nous voulons préparer notre avenir, nous ne pourrons maintenir notre position de leader dans le domaine scientifique que si nous augmentons les investissements publics et privés dans la recherche, l’innovation et l’éducation, et si nous consolidons nos compétences.
Deuxièmement, nous devons continuer à renforcer l'Espace européen de la recherche, et pour cela rendre les carrières dans la recherche et l’innovation plus attractives en Europe. Nous devons également nous appuyer sur l'étendue et l'excellence de l'ensemble de la base de connaissances européenne en dépassant les frontières entre les disciplines scientifiques, les secteurs ou les pays, en exploitant tous les réservoirs de talents et d'idées, et en améliorant la circulation des connaissances.
Enfin, nous devons continuer à coopérer avec des partenaires internationaux qui partagent nos idées dans des domaines stratégiques clés ; nous pourrons ainsi non seulement relever les défis mondiaux, mais aussi renforcer la qualité et la portée de nos recherches.
Lors du Forum économique mondial de Davos, qui s’est tenu récemment, l’attention a été portée sur le retard de l'UE dans certains domaines industriels (IA, quantique, semi-conducteurs, batteries, etc.). Dès lors, comment assurer l'autonomie stratégique de l'UE et proposer une réponse collective structurée pour éviter que le fossé entre l'UE, les États‑Unis et la Chine ne se creuse davantage ?
I.I. : La stratégie européenne en matière de sécurité économique appelle à promouvoir la compétitivité de l'UE et à travailler avec des partenaires partageant les mêmes idées, tout en protégeant l'UE des risques de sécurité. Nous devons travailler en étroite collaboration avec les États membres pour assurer l’évaluation permanente des risques associés aux technologies critiques, notamment l'intelligence artificielle, les semi-conducteurs, les technologies quantiques et les biotechnologies.
Dans l'actuel programme-cadre pour la recherche Horizon Europe1 , nous avons déjà mis en place des mesures de protection pour les actions liées aux intérêts stratégiques, à l'autonomie ou à la sécurité de l'UE. En janvier, nous avons présenté une proposition de recommandation du Conseil sur la sécurité de la recherche qui définit des orientations et des actions de soutien en vue de promouvoir et de développer la résilience dans toute l'Europe. Cette proposition couvre la gestion des risques tels que le transfert indésirable de technologies critiques, l'influence malveillante et les violations de l'éthique ou de l'intégrité par des pays tiers. Dans le même temps, elle souligne l'importance de la coopération internationale et de l'ouverture selon le principe « aussi ouvert que possible, aussi fermé que nécessaire ».
L'actuel programme-cadre (Horizon Europe) est réputé pour sa très large ouverture scientifique à l’échelle internationale. Comment celle-ci s'articule-t-elle avec les impératifs de souveraineté stratégique européenne, notamment dans le cadre des recherches duales ? Quel rôle peut et doit jouer la recherche en matière de défense ?
I.I. : L'ouverture et la collaboration sont en effet les piliers d’une recherche de qualité, mais elles peuvent aussi l’exposer aux influences malveillantes et au transfert indésirable de technologies critiques. Ces risques peuvent nuire à notre sécurité. L’objectif de la recommandation sur la sécurité de la recherche que nous avons proposée en janvier est de garantir aux chercheurs la possibilité de travailler de manière indépendante et en toute sécurité.
En effet, de nombreuses technologies qui sous-tendent notre sécurité économique et notre autonomie stratégique ont un double usage potentiel. Nous pensons que le moment est venu d'examiner s'il serait opportun d’évaluer l’intérêt de créer davantage de synergies entre la R&D civile et la R&D de défense. C'est pourquoi nous avons lancé une consultation publique sur les options permettant de renforcer le soutien à la recherche et au développement dans le domaine des technologies à double usage potentiel. Cette consultation est ouverte jusqu'au 30 avril et j'encourage toutes les organisations et personnes concernées à y participer.
Horizon Europe a augmenté les niveaux de maturité technologique, ce qui peut être un frein pour certaines communautés de recherche fondamentale. Dans ce contexte, comment assurer l'excellence de la recherche fondamentale tout en facilitant le transfert de ses résultats vers l’innovation ?
I.I. : Horizon Europe intervient à tous les stades de maturité, de la recherche fondamentale à l'innovation proche du marché. Avec le soutien d'Horizon Europe, d'excellents chercheurs peuvent faire avancer la science mais aussi trouver des applications concrètes à leurs découvertes.
Le Conseil européen de la recherche (ERC) et les actions Marie Skłodowska-Curie (MSCA) sont les principales sources de financement de la recherche fondamentale et des travaux, le budget étant plus élevé que dans le cadre d'Horizon 2020. Quatorze boursiers de l'ERC ont reçu le prix Nobel depuis 2007. Parmi eux, j’aimerais notamment mentionner deux éminents chercheurs français : Alain Aspect, chercheur émérite au CNRS, et la professeure Anne L'Huillier. Le parcours de cette dernière illustre parfaitement comment une excellente recherche fondamentale peut conduire à la création de nouvelles entreprises innovantes : elle a reçu au fil du temps le soutien de toutes les parties du programme pour ses travaux sur les lasers ultrarapides, d’abord du MSCA et de l’ERC, puis du Conseil européen de l'innovation.
Les projets de collaboration portant sur des défis sociétaux mondiaux permettent de couvrir un large éventail de niveaux de maturité technologique (TRL), y compris des niveaux très bas, par exemple dans le domaine de la santé. La qualité scientifique de nombre d'entre eux est reconnue au plus haut niveau. Ces collaborations permettent d’accélérer le processus de déploiement et d'adoption des solutions, et ainsi de soutenir l'impact sociétal et économique plus large de la recherche. J'invite les organismes de recherche à s'impliquer davantage dans ces projets, au-delà du premier Pilier2 .
Le CNRS est l'un des leaders scientifiques mondiaux dans tous les champs de la recherche de pointe. Comment peut‑il contribuer à renforcer la position de l'Europe en matière de recherche ?
I.I. : Le CNRS joue en effet un rôle central dans les dernières avancées scientifiques et technologiques dans tous les domaines. Il s'enorgueillit de ses nombreuses collaborations internationales et excelle dans l'identification des orientations scientifiques et technologiques clés et des opportunités stratégiques. Il est également actif dans un grand nombre d'infrastructures de recherche considérées comme prioritaires par le Forum stratégique européen sur les infrastructures de recherche.
Je félicite également le CNRS pour sa proactivité dans le domaine de la science ouverte, en prônant le libre accès, le partage des données et les pratiques de publication équitables. Le CNRS est un exemple pour les autres organismes de recherche.
Je pense qu'il est également important que le CNRS ait signalé son intention de réviser ses méthodes d'évaluation de la recherche, en passant des indicateurs traditionnels à d’autres plus nuancés et en signant l'Accord pour la réforme de l'évaluation de la recherche.
Un autre domaine dans lequel, à mon sens, des organismes comme le CNRS ont un rôle clé à jouer est celui de la sensibilisation. Nous devons nous engager auprès de la société pour souligner la valeur de la recherche et attirer les jeunes qui deviendront les chercheurs et les innovateurs de demain.
Le CNRS s’est récemment vu confier par le Président de la République française une nouvelle agence de programmes « Climat, biodiversité, sociétés durables ». Ces thématiques se trouvaient déjà au cœur de l'agenda scientifique européen il y a quelques années. Comment sont-elles prises en charge par Horizon Europe et le nouveau programme-cadre européen3 ?
I.I. : L'UE s'est engagée à financer la recherche sur ces sujets. Horizon Europe consacre 35 % de son budget à la recherche sur le climat et 10 % à la biodiversité. Des centaines de projets financés par l'UE, notamment par l'intermédiaire des missions de l'UE et des partenariats européens, soutiennent ces priorités, en particulier dans les clusters du Pilier 2, mais aussi dans des actions ascendantes. La recherche de solutions à la crise climatique et à la perte de la biodiversité continuera probablement à jouer un rôle majeur à l'avenir.
Compte tenu de ces enjeux et défis, et à quelques semaines des élections européennes, quelles sont vos ambitions pour le successeur d'Horizon Europe ? Comment assurer une continuité avec les programmes précédents ?
I.I. : La prochaine Commission proposera un futur programme-cadre ; elle s'appuiera pour cela sur les leçons tirées de 40 ans d'expérience afin de distinguer les stratégies les plus efficaces de celles qui ont moins bien fonctionné et tiendra compte des dernières évaluations du programme.
Nous savons en particulier que nous devons accroître la participation, renforcer la simplification, réduire davantage la charge administrative, améliorer la diffusion, l'exploitation et le déploiement des résultats, et consolider les synergies avec d'autres initiatives aux niveaux européen, national et régional. Tout nouveau programme devra également tenir compte du nouveau contexte scientifique, technologique, économique et géopolitique.
Nous nous engagerons à accroître l'efficacité des dépenses, mais nous avons également besoin d'un budget qui soit à la hauteur de nos ambitions et qui garantisse le succès continu du programme.
- 1Horizon Europe est le programme-cadre de l'Union européenne pour la recherche et l'innovation, qui succède au programme Horizon 2020.
- 2Le premier Pilier du programme Horizon Europe, appelé "Science d’excellence", soutiendra des projets de recherche fondamentale, financera des échanges et favorisera le développement d'infrastructures de recherche.
- 3Le neuvième programme-cadre pour la recherche et l'innovation, qui a débuté en 2021, se terminera en 2027. La Commission européenne prépare son successeur, le 10e PC, qui couvrira la période 2028-2034.