Barbara CassinPhilosophe
Philosophe, helléniste, directrice de recherche émérite au CNRS et académicienne, Barbara Cassin est lauréate de la médaille d’or 2018 du CNRS. Une distinction qui consacre un parcours dédié à la force du langage et sa diversité.
Comment résumer la bibliographie foisonnante de Barbara Cassin, ses travaux et ses engagements multiples ? « C’est simple, répond-elle. Je me suis toujours occupée de ce que peuvent les mots. » En effet, dès ses premiers travaux d’étudiante, la « méthode Cassin » se met en place. C’est par le biais du langage et du discours qu’il faut aborder la philosophie et ses questions fondamentales. Pour obtenir sa maîtrise de philosophie à la Sorbonne en 1968, elle s’intéresse aux figures logiques et aux rhétoriques argumentatives à l'œuvre dans l'échange de lettres entre le philosophe et mathématicien Leibniz et le théologien Antoine Arnauld. Pour la philosophe, les discours déterminent la recherche de la vérité, car ce sont eux qui font les sociétés. Elle ne lâchera plus cette volonté de se plonger dans l’étude du langage et utilise un terme pour désigner cette activité qui se réfléchit elle-même: la « logologie ».
Le pouvoir des mots
L’étudiante s’oriente vers le Capes et de multiples formes d’enseignement, « des expériences très importantes, parce qu’elles vous obligent à inventer tout le temps ». L’expérience qui l’a marquée le plus durablement est sans aucun doute ces deux années passées avec les adolescents psychotiques de l’hôpital Étienne-Marcel, à Paris, où exerçait Françoise Dolto. En écrivant au tableau des mots grecs qu’ils ne comprennent pas, elle leur fait prendre conscience qu’il y a aussi des mots qu’ils comprennent et qu’ils ont une langue maternelle… Dès lors, Barbara Cassin fait entrer la psychanalyse dans le champ de ses investigations. Ce sera l’occasion pour elle de publier plusieurs ouvrages sur Lacan. Elle ne lâche pas pour autant la philosophie. En 1984, elle est recrutée par le CNRS au Centre Léon-Robin1 , centre de recherches sur la pensée antique. Dix ans plus tard, elle est reconnue par l’institution universitaire : elle soutient brillamment une thèse de doctorat d’État, publiée sous le titre L’Effet sophistique2 . Elle y remet à l’honneur une école philosophique évincée depuis deux millénaires : les sophistes, en soulignant comment ceux-ci nous font comprendre que les vérités philosophiques sont d’abord un effet du discours. Pour Barbara Cassin, cela ne fait aucun doute : les mots font des choses. En cela, ils ont évidemment une dimension politique. Elle a pu le démontrer lors de l’avènement de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud, en contribuant, via un accord international avec le CNRS, à la Commission Vérité et Réconciliation mise en place en 1995 dans le cadre de la fin de l’apartheid et de la transition démocratique. « Avec Barbara, nous avons réfléchi sur la réconciliation et avons exposé comment on pouvait obtenir la pacification de la nation grâce aux ressorts de la rhétorique, raconte Philippe-Joseph Salazar, doyen de la Faculté des lettres du Cap.
Les intraduisibles
La réflexion sur la différence des langues préoccupe la chercheuse depuis longtemps. Voilà vingt ans qu’elle s’interroge sur ce que pourrait être une philosophie européenne à l’heure du « globish », cet anglais globalisé pratiqué dans le monde entier. Une première réponse est venue en 2004, sous la forme d’un objet unique : le Vocabulaire européen des philosophies, plus connu par son sous-titre, le Dictionnaire des intraduisibles. Ce monument examine plus de 1 500 mots du langage philosophique confrontés à la difficulté de leur traduction dans une quinzaine d’autres langues. « Quand on traduit, le sens n’est plus tout à fait le même ni tout à fait autre, lance la philosophe, il y a toujours plus d’une bonne traduction possible. Même le mot traduire est polysémique ! » Ces derniers mois, elle s’est lancée dans le projet de « Maisons de la sagesse ». Initié à Marseille et à Aubervilliers, il comporte trois volets : un glossaire de la bureaucratie autour de l’accueil des migrants, une banque culturelle qui lie micro-crédit et objets-témoins d'un parcours de vie, et un programme de travail sur les blocages religieux. « Ces maisons constituent un réseau de lieux et d’actions centré autour de la traduction comme savoir-faire avec les différences. Elles sont pensées comme des espaces d’accueil, d’intégration et de recherche. » Il y aura sans doute la parution d’un nouveau Dictionnaire des intraduisibles, celui des trois monothéismes cette fois, pour tenter de comprendre comment s'articulent ces trois grands textes en langues que sont la Torah, la Bible et le Coran.