L’eau, terrain fertile de l’innovation
Accompagnés d’acteurs locaux, les laboratoires du CNRS s’attaquent à un torrent d’enjeux aquatiques allant de la gestion de plantes envahissantes, à la caractérisation de micropolluants, en passant par la prévision des demandes et des ressources en eau. Ces échanges nourrissent des innovations locales pour une meilleure gestion des réseaux d’eau potable français.
En France, des milliers de cours d'eau serpentent à la surface sur plus de 500 000 kilomètres, alors que sous nos pieds, près de 2 000 milliards de mètres cube d’eau alimentent nos nappes phréatiques. Bien plus qu'une ressource essentielle à la vie, l’eau est un moteur économique, énergétique, sanitaire et environnemental.
Toutefois, la France est de plus en plus affectée par des épisodes extrêmes, aussi bien de crue sévère que de sécheresse. Des pressions urbaines et agricoles impactent la qualité et la disponibilité des eaux de surface et souterraines. Les enjeux en gestion de l’eau en sont d’autant plus complexes et interdisciplinaires au point d’offrir un terrain fertile à la recherche et au développement d’innovations. Particulièrement actif sur ce sujet, le CNRS occupe la troisième place mondiale parmi les principaux déposants de brevets scientifiques ou universitaires dans le domaine des technologies liées à l'eau.
De calamité à opportunité
Les espèces végétales exotiques envahissantes sont un véritable fléau à l’échelle planétaire. En proliférant, elles étouffent la vie aquatique et gênent l’écoulement des eaux, engendrant des dégâts environnementaux et économiques colossaux. C’est en étudiant des espèces comme la laitue d’eau et la jussie d’eau que la chimiste Claude Grison et son équipe du laboratoire Chimie bio-inspirée et innovations écologiquesCNRS / Université de Montpellier. ont découvert en 2016 que leur système racinaire est capable de dépolluer l’eau. Transformées en poudre végétale, ces plantes envahissantes s’avèrent être des filtres très efficaces pour récupérer des métaux stratégiques comme le palladium, le zinc, le manganèse ou encore le nickel. Cette technique est également adaptée à la récupération de polluants organiques comme les herbicides.
Cette innovation, récompensée par le prix de l’inventeur européen en 2022, a donné naissance à la start-up BioInspir. « Elle permet de valoriser les poudres gorgées de métaux en écocatalyseurs, des accélérateurs de réactions chimiques qui remplacent ceux issus de l’extraction minière », explique Claude Grison. La vente des molécules biosourcées obtenues à l’aide de ces écocatalyseurs finance à son tour la récolte des plantes envahissantes en milieu aquatique et dans les zones humides. Les solutions de dépollution sont développées à façon selon la nature des polluants à collecter, leur concentration ou encore le débit du cours d’eau.
L’équipe de Claude Grison et leurs partenaires souhaitent désormais accélérer la montée en échelle de cette solution pour essayer de contrer la prolifération de ces espèces tropicales accélérée par le changement climatique.
Caractériser la partie immergée de l’iceberg
Au laboratoire bordelais Environnements et paléoenvironnements océaniques et continentaux (Epoc)1 ., la chimiste Hélène Budzinski et son équipe sont spécialisées dans l’étude de pollutions chimiques organiques. Elles développent et mettent en place des techniques d’extraction pour le contrôle de la qualité de l’eau qui s’appuie sur la technique de spectrométrie de masse. L’objectif : caractériser des micropolluants et de leurs impacts notamment au niveau de la métropole de Bordeaux.
Si ces approches sont particulièrement efficaces pour analyser finement des micropolluants organiques connus, ces derniers ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. « Nous savons actuellement caractériser le millier de molécules, alors qu’il y en a des millions possibles », précise Hélène Budzinski. Un nouvel enjeu de taille vise donc à analyser ce qui n’est pas encore connu. Cette problématique est au cœur du projet Decatox qui réunit notamment la Régie de L’Eau Bordeaux Métropole et le laboratoire Epoc. « C’est un projet très novateur qui demande beaucoup de développements méthodologiques et qui nous permettra d’anticiper des actions sur des polluants potentiellement néfastes dont la recherche et l’analyse ne sont pas encore réglementés », témoigne Françoise Goulard, directrice de la recherche, de l’innovation et de la transition écologique de la Régie de L’Eau bordelaise.
Un cocktail de molécules chimiques
Ces travaux visent aussi à améliorer la compréhension des liens entre la présence et les effets des polluants chimiques. « On peut avoir des polluants, mais ne pas observer les effets escomptés ou avoir des effets sans réussir à identifier les polluants associés, résume Hélène Budzinski. L’effet mélange entre ces millions de molécules participe, au moins par des effets additifs, à la difficulté de lier les deux ». Autrement dit, un pesticide n’est peut-être pas impactant, mais dix herbicides qui s’additionnent vont créer des synergies difficiles à caractériser. S’ajoutent à cela des pressions multi-stress : l’impact chimique est exacerbé par les conditions environnementales (température, pH, etc.) qui sont à leur tour bouleversées par le changement climatique.
Sur ce point, le projet de recherche Biocaire, porté par la Régie de L’Eau Bordeaux Métropole et financé par l’Office français de la biodiversité, vise à caractériser chimiquement et par des bioessais l’impact des rejets dans un affluent de la Garonne. « Ces connaissances nous aideront à une meilleure gestion opérationnelle de notre réseau, par exemple, en faisant évoluer la forme de l’exutoire ou éventuellement en ajoutant un équipement supplémentaire », précise Françoise Goulard.
Vers une prédiction des usages et des ressources
Les enjeux autour de l’eau ne se limitent pas au suivi et à l’amélioration de sa qualité. En proie au stress hydrique, sa disponibilité sur le long terme est de plus en plus menacée dans certaines régions. En conséquence, les collectivités territoriales souhaitent anticiper les demandes et la disponibilité de leurs ressources pour renforcer la résilience de leurs services et de leurs infrastructures.
À Nice, l’équipe du mathématicien Rémi Catellier, maître de conférences au Laboratoire Jean-Alexandre Dieudonné2 , collabore avec la régie Eau d’Azur. L’objectif est double : développer des modèles mathématiques pour prévoir les demandes des usagers en eau jusqu’à trois semaines à l’avance, mais aussi prédire le niveau des nappes phréatiques sur plusieurs mois. « À terme, nous voudrions obtenir des outils prédictifs opérationnels et réunir ces deux modèles développés séparément pour le moment », explique Agathe Maupetit, data scientist chez Eau d’Azur.
En ce sens, le dispositif Projet Exploratoire, Premier Soutien de l'Amiesl3 . a permis aux deux partenaires d’identifier plusieurs approches de modélisation prometteuses s’appuyant aussi bien sur des méthodes de statistiques classiques que de traitement des données par intelligence artificielle.
Innover pour mieux anticiper
Cette collaboration est un premier pas vers de potentielles innovations. Le modèle de prédiction sur le niveau des nappes phréatiques fournit par exemple des prévisions à six jours, là où Eau d’Azur espère des prévisions à trois mois. Une échéance ambitieuse que personne n’a atteinte jusqu’ici de manière fiable. En cause : le caractère aléatoire des prédictions météorologiques qui influencent en grande partie le niveau des nappes. « Il y a un réel intérêt intellectuel derrière le développement de ces outils sous contrainte. On voit que des problèmes concrets et utiles ont besoin de mathématiques de pointe, c’est très stimulant pour nous en tant que chercheurs », souligne Rémi Catellier.
Ces dernières années, la baisse significative du niveau des nappes phréatiques au niveau de la Côte d’Azur a causé des pannes de plusieurs pompes de prélèvement. « Avec une modélisation adaptée, on peut anticiper et déplacer les pompes, les arrêter aux endroits où la situation est tendue et limiter les coûts associés à ces défaillances », explique Agathe Maupetit. Prévoir la demande en eau est également utile aux collectivités afin de dimensionner la construction de nouveaux réservoirs. Une chose est sûre, les besoins en R&D pour une meilleure gestion de l’eau actuelle et future sont loin de se tarir.
- 1Bordeaux INP / CNRS / Université de Bordeaux
- 2CNRS / Université Côte d’Azur.
- 3L'Agence pour les mathématiques en interaction avec l'entreprise et la société est une initiative de CNRS Mathématiques visant à faciliter et à initier des collaborations entre la recherche en mathématiques et l'industrie.
La cellule et la filière Eau au CNRS
Depuis mars 2021, le CNRS, acteur majeur de la recherche sur l’eau, s'est doté d'une cellule Eau. Composée d’un représentant de chacun des dix instituts, de la direction des relations avec les entreprises, de la direction Europe et international, des délégations régionales et de la direction de la communication, cette cellule entend partager les connaissances et savoir-faire acquis sur des décennies de recherches, en faire émerger de nouveaux et mettre en lumière les dispositifs existants utilisés pour recueillir des données et produire de nouvelles connaissances sur cette ressource essentielle.
En parallèle, au niveau national, la filière Eau rassemble plus de 200 laboratoires et mobilise plus de 2900 personnels de recherche travaillant sur les polluants et nouveaux polluants et leur détection et remédiation, les risques naturels tels que les crues et sécheresses, la valorisation des eaux usées et non-conventionnelles, les réseaux intelligents, les nouveaux matériaux pour infrastructures et canalisations, mais aussi les usages et les accès à cette ressource dans un contexte d’adaptation au changement climatique. Membre des pôles de compétitivités de la filière, le CNRS est au plus près des besoins des acteurs économiques et territoriaux et de leurs enjeux.