De la thèse au manga, une nouvelle approche de la médiation scientifique
Nouveau venu dans la valorisation des travaux de doctorat, Ma Thèse en Manga vient de célébrer sa première édition. Imaginé par Dimitri Béchacq et Raphaël Décilap, et organisé par le CNRS et l’Université des Antilles, avec le soutien de la Fondation CNRS et de la préfecture de la Martinique, le concours a fait naître deux mangas.
Après leur soutenance, les jeunes docteurs cherchent souvent à faire publier leur thèse, mais cela ne s’est encore jamais fait sous la forme d’un manga. C’est pourtant le pari du concours Ma Thèse en Manga (MTM), organisé par le CNRS et l’Université des Antilles. Ce tout nouvel outil de médiation scientifique est, pour cette première édition, à destination des élèves de Martinique. L’initiative est pilotée par l’anthropologue Dimitri Béchacq, chargé de recherche CNRS au laboratoire Pouvoirs, Histoire, Esclavages, Environnement Atlantique Caraïbe (PHEEAC, CNRS/Université des Antilles) où il travaille notamment sur les migrations dans la zone Caraïbe. Ma Thèse en Manga rejoint des initiatives comme les concours Sciences en bulles ou Ma thèse en 180 secondes.
« L’idée remonte à ma rencontre en 2022 avec le mangaka Raphy, qui menait déjà diverses actions de sensibilisation, se souvient Dimitri Béchacq. Nous cherchions alors à valoriser les travaux des doctorants et jeunes docteurs, et je me suis dit que le manga serait un support idéal. Ce média est en effet plébiscité par les adolescents et par le grand public : il représente un livre sur sept vendu en France et 26 % du chiffre d’affaires du secteur de l’édition. Le manga est aussi un format plus facile d’accès face aux problématiques d’illettrisme, d’accès à la lecture et de décrochage scolaire que l’on rencontre en Outre-Mer et en zones prioritaires. »
Raphaël « Raphy » Décilap, auteur et illustrateur spécialisé dans le manga, est bel et bien habitué aux interventions auprès des scolaires, mais également en prison ou en médiathèques. Il y aborde des sujets comme la drogue, les violences de genre et le harcèlement scolaire, mais aussi des problématiques comme la contamination des sols, très présente aux Antilles. Raphy a notamment conçu les séries Made In Nina Stories, située dans une Martinique futuriste et violente, et Leezando, narrant les aventures d’un lézard qui a muté à cause de la pollution au chlordécone. Il a fondé en 2022 sa propre maison d’édition : Laya Édition.
Avec les deux lauréats du concours, Carlo Handy Charles et Jessica Balguy, il a créé autant de mangas de vingt-huit pages. Ils sont accompagnés d’un glossaire et sont, en dehors de la couverture, en traditionnel noir et blanc. Le concours MTM a d’abord été réservé aux jeunes docteurs ayant soutenu leur thèse sous la direction d’un membre du PHEEAC, unité mixte de recherche (UMR) pluridisciplinaire en sciences sociales. Mais grâce à l’appel à projets Science avec et pour la société (SAPS) du CNRS, dont l’Université des Antilles a été lauréate, il sera élargi à toutes les disciplines et à tous les jeunes docteurs de cette université pour les éditions 2025 et 2026.
Le concours est soutenu par le CNRS, via la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI), CNRS Sciences humaines & sociales et la délégation Paris Normandie. Grâce à l’appel à projets de la Direction générale de l’Outre-Mer (DGOM), la préfecture de la Martinique va financer des actions de médiation scientifique auprès des collégiens et lycéens. La cérémonie des lauréats devait initialement avoir lieu le jeudi 24 octobre, mais elle a dû être annulée à cause du mouvement social qui touche le territoire. Toutefois, une vidéo présentant le concours, les mangas et les travaux des lauréats sera prochainement diffusée.
Les thèses lauréates ont été sélectionnées à partir des rapports de soutenance de thèse et d’une lettre de motivation, visant à évaluer la capacité des candidats à se projeter dans la traduction en manga d’une partie de leurs recherches. Passer d’un travail strictement universitaire à un manga a demandé de multiplier les réunions pour tirer des récits de ces thèses, de les adapter à un public adolescent, puis de les mettre en image en respectant les réalités historiques et sociales, avec tout de même quelques libertés artistiques.
« Histoire de Louis » traite de l’homosexualité en Haïti et est transposée des travaux de thèse de Carlo Handy Charles. Ce dernier est à présent professeur adjoint de sociologie à l’Université de Windsor (Canada), chercheur invité à l’Université du Michigan (États-Unis) et chercheur associé à l’Institut Convergences Migrations (CNRS). Sa thèse porte sur les questions de race, de genre, de sexualité et d’inégalités économiques dans les relations entre des hommes de la ville du Cap-Haïtien et des Haïtiens migrants, appelés les dyaspora. Carlo Handy Charles est également co-auteur de la pièce de théâtre « Kap O Mond ! », fiction inspirée de son expérience de migrant et des relations historiques franco-haïtiennes. Cet exercice a facilité la transcription de ses travaux en manga.
Le second ouvrage, intitulé « Nouveaux récits sur l’esclavage », est quant à lui issu de la thèse de Jessica Balguy, devenue depuis postdoctorante à l’Université Carnegie Mellon de Pittsburgh (États-Unis). Son doctorat en histoire s’intéressait aux indemnités versées, lors de l’abolition de 1848, aux anciens propriétaires d’esclaves. Elle a pour cela reçu le prix de thèse Jean-Pierre Sainton 2024 de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) et le prix spécial 2024 de l’histoire de l’institution parlementaire de l’Assemblée nationale.
Certaines dispositions éthiques, comme la pseudonymisation, ont été intégrées aux mangas qui sont dépourvus de nudité, de violence ou encore d’injures. Un développement commercial n’est pas exclu en cas de succès des livres, mais ils seront d’abord distribués gratuitement aux élèves après validation par les inspecteurs académiques.
« Certains sujets demeurent en effet tabous en Martinique, précise Dimitri Béchacq. Jessica Balguy a travaillé sur les propriétaires d’esclaves, mais des propriétaires de couleur. Les représentations restent souvent assez binaires, avec des esclaves noirs et des propriétaires blancs : elles se justifient d’un point de vue statistique et idéologique, mais cela ne reflète qu’en partie la réalité historique. Carlo Handy Charles traite de l’homosexualité en Haïti, alors même qu’une exposition de photographies sur les personnes LGBTQIA+ présentée sur la voie publique à Fort-de-France a été récemment saccagée. » On voit bien comment ces travaux de thèse répondent à des problématiques qui travaillent en profondeur les sociétés caribéennes : la question de l’esclavage et de ses héritages, la violence ou encore l’homophobie.
L’adaptation de ces travaux en mangas a nécessité un travail collaboratif intense. Au-delà des risques de polémiques, il fallait extraire une narration de centaines de pages de recherches universitaires, trouver les angles susceptibles d’accrocher un public adolescent. Ce travail a dû se faire à distance, Dimitri Béchacq et Raphy résidant tous les deux en Martinique, et Carlo Handy Charles et Jessica Balguy travaillant à présent en Amérique du Nord. Des difficultés qu’ils ont su tous les quatre surmonter.
« Notre manga repose sur certaines découvertes faites dans les archives au sujet de personnes libres de couleur, c’est-à-dire des affranchis ou des descendants d’affranchis, qui étaient néanmoins propriétaires d’esclaves, précise Jessica Balguy. Nous avons reconstruit quatre parcours de vie de tels propriétaires en nous appuyant sur des faits historiques. Pour une historienne comme moi, c’est difficile de créer un scénario original à cause des manques dans les sources et les archives. C’est un défi assez particulier que nous sommes parvenus à relever avec Raphy. »
Cette transformation réussie devrait donc bientôt faire son chemin vers les établissements scolaires. L’idée étant de permettre aux élèves et à leurs professeurs de lire les mangas en amont d’un atelier d’une heure. Il s’agira tout autant de médiation scientifique que de sensibiliser les élèves aux problématiques traitées dans les mangas. Le mangaka Raphy y expliquera comment il a travaillé et une retraitée de l’éducation nationale, formée sur les thématiques des deux mangas, répondra aux questions de fond des collégiens et lycéens.
En attendant, l’aventure a déjà comblé les jeunes docteurs qui s’y sont prêtés. « Je suis vraiment ravie de cette expérience, qui m’a permis de rendre compte de mes recherches ailleurs que dans un cadre académique, se réjouit Jessica Balguy. Je suis habituée à communiquer au sein d’une bulle de chercheurs où l’on se comprend tous, et il a fallu trouver une histoire et une intrigue pour transmettre des résultats scientifiques inédits à un tout autre public. »
Dans la perspective de la cérémonie, seule Jessica Balguy a pu se rendre en Martinique. Le visa ayant été refusé à Carlo Handy Charles, il a tout de même pu participer à une captation vidéo réalisée en lieu et place de la cérémonie annulée. Le prix de la Fondation CNRS d’un montant de 1 000 € a ainsi pu être remis à chacun des deux lauréats. Raphaël Décilap, Jessica Balguy et Dimitri Béchacq sont également intervenus dans les médias pour faire la promotion du concours MTM et des mangas issus des thèses lauréates.