Des avions en papier sont traditionnellement lancés sur scène par le public pendant la cérémonie de remise des prix Ig-Nobel. Ici, une démonstration avec un avion en papier géant en 2024. © Improbable Research

Ig-Nobel : la science au sérieux

Institutionnel

Un prix Nobel couronne souvent une carrière scientifique, une médaille de bronze du CNRS peut la lancer. Mais qu’en est-il si le prix est humoristique, comme les Ig-Nobel ?

« C'est le prix que j'ai toujours voulu avoir ! », lance sans détour Daniel Bonn, directeur de recherche CNRS aujourd’hui en détachement à l’Université d’Amsterdam. Ce prix, c’est un Ig-Nobel, jeu de mot entre le prix Nobel et le mot « ignoble ». Créé en 1991 par Marc Abrahams, créateur et éditeur de la revue Annals of Improbable Research, à l’époque pour signaler des découvertes « qui ne peuvent pas, ou ne devraient pas, être reproduites » – comme la mémoire de l’eau  –, il est aujourd’hui décerné à des recherches qui « font rire d’abord et réfléchir ensuite ».

Daniel Bonn qui, ayant par ailleurs montré qu’on ne pouvait se noyer dans des sables mouvants et peaufiné la recette du sable parfait pour faire des châteaux, aurait « dû l’avoir plus tôt », a été récompensé pour avoir séparé des vers sobres et ivres par chromatographie. « C'est vraiment de la recherche sérieuse », prévient-il : « On était en train de faire des choses qu'on croyait importantes et qui étaient drôles en même temps. »

De nombreux lauréats

Le prix Ig-Nobel est souvent décerné à des équipes, parfois internationales, soit l’ensemble des signataires de l’article primé : en 1993, le prix de littérature a ainsi été remis aux 976 co-auteurs d’un « article de recherche médicale qui a cent fois plus d’auteurs que de pages ».

Ces vers représentent en effet des polymères dits « actifs » – c’est-à-dire auto-propulsés et capables de comportements collectifs. Leur faible coût et leur facilité d’entretien permet de disposer de nombreux objets à étudier, et leur grande taille permet de les observer directement contrairement aux polymères plus conventionnels. En les alcoolisant – de manière réversible – les scientifiques diminuent leur niveau d’activité pour simuler des matériaux à très basse température (sans agitation thermique ou activité). Ils démontrent alors que la chromatographie – technique consistant à faire passer un mélange à travers une sorte de labyrinthe – est une technique efficace pour séparer les polymères actifs selon leur niveau d’activité : une découverte qui pourra être utile à toute personne étudiant ces matériaux.

Pourtant, Daniel Bonn a du mal à trouver des financements pour ces recherches, jugées trop originales aux Pays-Bas. Lui qui a travaillé autant en France qu’au royaume des tulipes apprécie les moyens humains et financiers disponibles pour la recherche dans le second pays mais reconnaît que « la liberté complète favorisée par le statut de chercheur CNRS permet une créativité qu'on ne trouve nulle part ailleurs » et qu’il a essayé d’importer avec cette expérience particulière.

Un intérêt des médias et du grand public

Pour ce travail, et comme tous les lauréats, Daniel Bonn et son équipe ont empoché un billet de 10 000 milliards de dollars du Zimbabwe. Ce billet a cependant plus de valeur en tant qu’objet de collection. Le Zimbabwe a en effet arrêté d’utiliser cette monnaie en 2009 suite à une inflation massive, au plus fort de laquelle la récompense de l’Ig-Nobel valait environ 0,04 $.

Surtout, le chercheur a reçu « une attention des médias peut-être même plus importante que pour le vrai Nobel ». Il est vrai que les sujets sont amusants et parlent sans doute plus facilement au grand public. Pour l’article de Daniel Bonn, la revue Science Advances enregistre un pic à moins de 200 téléchargements dans les 30 premiers jours après publication puis un second pic, cette fois à plus de 10 000 téléchargements, en octobre 2024 – au moment de l’annonce des Ig-Nobel. « On est très visible lorsque l’on reçoit ce prix : on t'invite, on discute. », témoigne le chercheur qui veut en profiter pour « faire grandir » le domaine des systèmes actifs. « Je pense que, sur le long terme, ce prix aura vraiment un impact positif sur ma carrière. », assure-t-il.

Une petite fille vient interrompre les discours des lauréats en s’écriant que l’exposé l’ennuie. Cette fois, c’est l’équipe de Daniel Bonn, présent avec un ver saoul bleu, qui a été trop bavarde, sous les yeux de la prix Nobel Esther Duflo. © Improbable Research

Cette exposition médiatique marque aussi les souvenirs de Marie-Christine Cadiergues. L’enseignante-chercheuse1  s’est vu décerner le prix Ig-Nobel en 2008, pour un article issu de sa thèse soutenue en 2000 – l’année des Jeux olympiques de Sydney, en Australie. Un détail qui a son importance : l’article montrait que les puces vivant sur les chiens sont capables de mieux sauter, en hauteur aussi bien qu’en longueur, que leurs cousines vivant sur les chats. « À l’époque, j'avais affiché un petit cartoon sur la porte de mon bureau qui représentait les Jeux olympiques des puces ! », se souvient la scientifique, déjà bien consciente du caractère comique de ses travaux. Mais cette recherche aussi a des implications, notamment en termes de contamination entre chiens et de mesures de lutte contre les maladies que ces puces peuvent porter.

Il y a 15 ans, les prix Ig-Nobel étaient peut-être moins connus qu’aujourd’hui, mais Marie-Christine Cadiergues a tout de même passé « au moins un mois et demi » à répondre aux journalistes par mail, par téléphone, à la radio – « ça n'arrêtait pas ! ». Elle a aussi participé en 2010 aux « Ig-Nobel tours », organisés presque chaque année en Europe. L’occasion d’aller parler des recherches récompensées dans des universités anglaises, suisses ou nordiques, lors de conférences similaires à la grande cérémonie de remise organisée chaque année à Harvard ou au MIT2 . Une manière d’attirer le public à la science par l’humour. Elle y avait croisé un lauréat avaleur de sabres ! Une recherche sérieuse comme les autres : il s’agissait d’évaluer les lésions à l'œsophage que la pratique pouvait causer.

Bon pour le CV ?

Depuis, la pression médiatique est retombée, même si le sujet revient régulièrement à l’automne, au moment des annonces du prix. « Un collègue plus âgé m’avait dit que cette petite notoriété durerait longtemps et il avait raison : la preuve, vous m’avez contactée après toutes ces années. », s’amuse la chercheuse.

Ce collègue d’ailleurs « ne trouvait pas le prix défavorable pour les institutions ni pour la personne primée » et elle-même n’a « jamais ressenti ni moquerie ni inconvénient » à cette récompense. Cependant, avant de l’accepter, elle avait été mise en relation avec d’anciens lauréats pour en savoir plus : « Ils m’avaient tous conseillé de dire oui mais de ne pas l’indiquer dans mon CV, comme eux-mêmes ne l’indiquaient pas. », témoigne-t-elle. Au sortir de sa thèse, elle a suivi le conseil. Mais « je pense que je l’ajouterai à mon prochain rapport d’activité ! Avec ma carrière bien assise et mon poste fixe, je suis moins hésitante que lorsque j’étais plus jeune. ».

  • 1Institut toulousain des maladies infectieuses et inflammatoires (CNRS/Inserm/Université de Toulouse Paul Sabatier).
  • 2La cérémonie des prix Ig-Nobel avait habituellement lieu au Sanders Theatre de l’université Harvard jusqu’à la pandémie de Covid-19. Elle a eu lieu en ligne entre 2020 et 2023, puis au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 2024.
Créateur des prix Ig-Nobel, Marc Abrahams anime toutes les cérémonies, rythmées par un mini-opéra d’une vingtaine de minutes qu’il écrit chaque année sur un thème scientifique. © Improbable Research

Marc-Antoine Fardin1  était, lui, déjà chargé de recherche au CNRS lorsqu’un prix Ig-Nobel en physique lui a été décerné en 2017 pour un article publié trois ans plus tôt dans le Rheology Bulletin. Celui qui travaille aujourd’hui sur la mécanique des tissus des cellules, notamment en lien avec la cicatrisation, y répondait à une question capitale : les chats sont-ils liquides ou solides ? Fort de son poste pérenne, il n’a jamais hésité à l’ajouter à ses rapports d’activité pour le CNRS. « Lors des évaluations par le Hceres2 , mon laboratoire mentionne l’Ig-Nobel, au même titre que d’autres prix scientifiques. », assure le chercheur. « Connaissant certaines équipes françaises qui l'avaient reçu et faisaient de la très bonne science, j'en avais une haute estime. Donc, quand je l'ai obtenu, c’était une vraie surprise mais j'étais ravi. », ajoute-t-il.

Bien que « burlesque et décalé », le prix Ig-Nobel reste en effet « dans un cadre académique », ce que le chercheur apprécie. D’ailleurs, chaque année, de véritables lauréats et lauréates du prix Nobel se joignent à la cérémonie de remise des prix. L’américain Roy Jay Glauber a ainsi participé à toutes les cérémonies en tant que “Keeper of the Broom” (gardien du balai) – nettoyant la scène des avions en papier qui sont traditionnellement lancés pendant l'événement – sauf en 2005, année où il a dû se rendre à Stockholm pour recevoir son prix Nobel de physique. Et Andre Geim, qui a reçu l'Ig-Nobel dans la même discipline en 2000 pour avoir fait léviter des grenouilles dans des champs magnétiques, est également lauréat du prix Nobel de physique, avec Konstantin Novoselov, pour leurs travaux sur le graphène. Il reste le seul scientifique à avoir reçu les deux prix. « C’est fait par et pour les scientifiques, c’est pour cela que ça fonctionne ! », décrypte Marc-Antoine Fardin.

Si l’obtention du prix Ig-Nobel lui a « ouvert des portes du point de vue de la communication » – il est régulièrement invité pour parler du sujet dans des formats variés à des publics plus ou moins spécialistes –, Marc-Antoine Fardin ne pense pas que le prix ait changé sa manière de travailler. Et pour cause : « Le fait d’avoir écrit l’article lauréat témoignait déjà d'une certaine façon de faire de la recherche ! ».

  • 1Institut Jacques Monod (Université Paris Diderot/CNRS).
  • 2Haut conseil de l

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