La prise de parole scientifique : entre liberté et régulation

Institutionnel

L’Ofis organisait un colloque sur la thématique de la prise de parole scientifique le 9 juin au Collège de France. L’occasion de revenir sur les enjeux et les perspectives de cette dernière lors de nombreuses interventions.

La question de l’intégrité scientifique ne s’arrête pas aux portes des laboratoires, démontrait le colloque ‘Prises de parole des chercheuses et chercheurs dans l’espace public : quels nouveaux enjeux pour l’intégrité scientifique - organisé par l’Ofis1  et qui avait lieu le 9 juin au Collège de France à Paris.

Après l’épisode de la crise du Covid-19, la science s’est donnée à voir de manière accrue dans l’espace public, mettant en relief les controverses et tâtonnements qui lui sont propres, mais aussi certaines dérives. « Avec des prises de paroles essentiellement individuelles sur les réseaux sociaux ou encore au cours de débats télévisés, cette parole non filtrée par les pairs entre en contraste avec les normes de la production scientifique », indiquait Stéphanie Ruphy, directrice de l’Ofis à l’ouverture du colloque. C’est ce qu’abordait le colloque lors de plusieurs sessions associant scientifiques, journalistes, politiques et professionnels de la santé.

Entre liberté d’expression et liberté académique

Lors d’une première session sur le thème de la parole publique des scientifiques, Charles Girard, maître de conférence en philosophie à l’université Jean Moulin, Lyon 3 rappelait que la parole scientifique se trouve entre liberté d’expression et liberté académique et soulignait la différence entre une prise de parole « dans les murs » et « hors les murs » avec des « dérives manifestes » lorsque les scientifiques se prononcent sur des sujets en dehors de leur domaine de compétence.

« La liberté académique inclut la liberté de la recherche, la liberté d’enseigner et également la liberté d’expression - avec une plus grande liberté que le commun des fonctionnaires », expliquait Olivier Beaud, professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas, ajoutant que cette liberté académique est liée à une éthique académique qui évite « l’anarchie académique ».

Mais la prise de parole des scientifiques et ses enjeux sont directement liés aux médias et notamment au niveau de connaissance scientifique des journalistes et leurs choix ‘des experts’ invités sur les plateaux. « Il faut convaincre la presse de faire des formations scientifiques », insistait Yves Gingras, professeur d’histoire et de sociologie des sciences à l’université du Québec à Montréal alors que la formation des journalistes en science a été « mise de côté » pour privilégier les deux disciplines reines du journalisme que sont la politique et la société. « Les sciences ont été relayées côté culture, mais les choses ont évolué depuis deux ans », rapporte Victor Garcia, journaliste scientifique à l’Express.

Science, médias et médias sociaux  

Michel Dubois, directeur de recherche au CNRS, qui mène un projet ANR sur le thème ‘Étudier l’impact de la crise Covid sur la science et l’intégrité scientifique’ présentait quelques chiffres de son étude lors d’une deuxième session sur la parole scientifique dans les médias et les médias sociaux. Il indiquait que 62 % des répondants2  considèrent que la pandémie a permis de prendre conscience des règles de l’intégrité scientifique, que 78 % considèrent que les réseaux sociaux sont un lieu de désinformation scientifique ou encore que 53 % considèrent que les scientifiques peuvent communiquer dans leur domaine de spécialité mais ne doivent pas exprimer leurs opinions.

Victor Garcia expliquait que depuis l’épidémie, « l’éthique et l’intégrité scientifique ont pris de l’importance en devenant des thèmes attractifs pour les lecteurs. » Cependant, si la quantité de prise de parole scientifique a augmenté avec la pandémie, ce n’est pas obligatoirement au profit de la qualité. « Les interventions télévisées sont trop courtes pour faire passer des messages médico-scientifiques. Nous sommes appelés pour des messages courts qui ne sont pas scientifiques, mais politiques », déplorait Dominique Costagliola, directrice de recherche en épidémiologie et biostatistique à l’Inserm. Quant aux médias sociaux, ils peuvent avoir leurs qualités - telles que la rencontre avec les journalistes, mais sont aussi une « zone de non-droit » et une « bulle manichéenne », rapportait Nathan Peiffer-Smadja, chef de clinique et infectiologue à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris.

Quelle articulation entre parole institutionnelle et parole individuelle ?

Alors face à cette difficulté de la prise de parole individuelle dans l’espace public, quelle est la responsabilité de l’institution dans la qualité du débat public ? Denis Guthleben, membre du comité pour l’histoire du CNRS, rappelait que l’institution compte en son sein 30 000 personnels et que, bien avant la pandémie, pas un jour ne se passait sans qu’un média accueille un scientifique du CNRS sur un plateau. « Nous ne sommes donc pas face à une situation inédite. La prise de parole a fait l’objet d’inquiétudes, mais jamais l’organisme n’a créé de régulation de la parole », expliquait ce dernier lors d’une troisième session sur la parole institutionnelle et la parole individuelle.

Christine Noiville, présidente du COMETS3 , indiquait, lors de la table ronde de clôture sur les perspectives d’action pour la parole scientifique, « une très forte demande des chercheuses et des chercheurs en faveur de repères pour une prise de parole publique responsable et éthique » - alors que les médias sollicitent de plus en plus les scientifiques et que ces derniers souhaitent eux aussi être entendus pour défendre des causes, par exemple l’écologie.

Pour Emmanuel Didier, directeur de recherche au CNRS et membre du CCNE4 , la science « en train de se faire et en train de s’exposer » soulève de nombreux problèmes. Une idée que partage Eric Guilyardi, directeur de recherche au CNRS et membre du COMETS, qui soulignait un risque, pour les débats scientifiques, à se tenir dans les médias, les medias sociaux voire dans les tribunaux.

De nombreuses pistes de soutien à la parole scientifique ont été abordées notamment l’idée de « chercheurs ambassadeurs » pour porter des messages sur certaines thématiques scientifiques ; la notion de lieu d’appropriation commune d’enjeux par les citoyens, les scientifiques et les politiques pour des décisions communes ou encore le rôle des institutions entre interventions et débats des pairs.

  • 1L’Office français de l’intégrité scientifique (Ofis) a pour mission nationale de promouvoir et coordonner les politiques en faveur de l’intégrité scientifique, et d’accompagner tous les acteurs qui concourent au respect des règles garantissant une activité de recherche honnête, rigoureuse, fiable et crédible. 
  • 2Des agents CNRS uniquement.
  • 3Comité d’éthique du CNRS.
  • 4Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé.