« La science est perçue comme un principe de transformation socio-économique »
La quatrième édition du Baromètre de l’esprit critique, publié par Universcience, vient de paraître. Directeur de recherche au CNRS, le sociologue Michel Dubois nous en détaille quelques enseignements clés.
Vous faites partie du comité scientifique du Baromètre de l’esprit critique publié par Universcience. En tant que sociologue, comment votre discipline éclaire-t-elle l’analyse des résultats du baromètre ?
Michel Dubois1
: J’ai rejoint le comité scientifique du Baromètre de l’esprit critique, à l’occasion de sa 3e édition, fin 2023. J’y apporte un regard de sociologue informé de l’état des données dont on dispose en France sur le sujet, ce qui me permet d’accompagner à la fois la conception et l’analyse du baromètre. Une partie de mon activité de sociologue consiste en effet à étudier l’évolution des attitudes des Français à l’égard des sciences et des techniques. J’ai ainsi codirigé la dernière enquête Les Français et la science parue fin 2021. Elle prolongeait une série d’enquête menée depuis près de cinquante ans, ce qui en a fait la plus longue étude longitudinale au monde étudiant ces attitudes. L’initiative d’Universcience est l’occasion d’obtenir chaque année un état des lieux similaire, bien que plus ciblé.
Cette quatrième édition du baromètre révèle-t-elle des évolutions marquantes dans la manière dont les Français exercent leur esprit critique ?
M. D. : Les résultats de cette édition 2025 confirment que la science conserve en France une image très positive : 8 répondants sur 10 considèrent par exemple qu’elle permet de développer de nouvelles technologies utiles à tous ou de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. C’est un constat général qu’il faudrait régulièrement rappeler aux divers régimes populistes qui s’attaquent aujourd’hui ouvertement à la communauté scientifique.
Cette image positive de la science n'est toutefois pas à confondre avec une compréhension ou une maîtrise de la démarche de recherche ou des savoirs fondamentaux. La science coexiste avec d’autres formes de savoirs, notamment issus de l’expérience personnelle et des échanges sociaux. Et de ce point de vue, la section du Baromètre consacrée cette année aux pratiques et aux croyances alimentaires est très intéressante. Lorsqu’on demande aux Français leur degré d’accord avec un ensemble de propositions concernant l’alimentation, 8 répondants sur 10 adhèrent à au moins une proposition fausse. Lorsqu’on leur demande à qui ils accordent leur confiance en matière de choix alimentaires, leur entourage (parents, amis, collègues) fait quasi-jeu égal avec les médecins ou les diététiciens. L’environnement social joue un rôle très important pour définir ce qu’est une bonne ou une mauvaise pratique alimentaire.
Cette année, un échantillon 15-24 ans a été ajouté à l’enquête.
M. D. : Oui, c’est la principale nouveauté de cette 4e édition. Comparer cet échantillon 15-24 ans avec la population générale est l’occasion de souligner quelques résultats inattendus ou contre intuitifs. Les 15-24 ans ont par exemple très majoritairement – 3 répondants sur 4 – le sentiment d’avoir un esprit critique, mais ils sont plus nombreux que leurs aînés à préférer échanger avec des personnes qui partagent leurs opinions (+9 points) et à persister dans un raisonnement même en l’absence d’arguments solides (+14 points). Sans doute faut-il mettre ces résultats en lien avec ce que le Baromètre nous dit par ailleurs de la manière dont cette partie de la population s’informe en général, notamment via les réseaux sociaux. Ces réseaux constituent aujourd’hui une source d’information principale pour un jeune sur deux.
Autre résultat inattendu concernant les plus jeunes : alors que l’on s’inquiète beaucoup dans les médias de la distance croissante des jeunes avec la science, leur vision de la communauté scientifique est plus positive que celle de leurs aînés. Les 15-24 ans manifestent davantage de confiance dans l’indépendance des scientifiques (+13 points) et leur capacité à suivre des règles éthiques strictes (+9 points). Et quand on leur demande comment ils perçoivent le degré de scientificité de telle ou telle discipline, s’ils rejoignent leurs aînés pour voir dans la chimie, la médecine, la biologie ou l’astrophysique des sciences exemplaires, ils s’en distinguent nettement en accordant une plus grande légitimité scientifique à la psychanalyse (+5 points) et à la sociologie (+12 points). Voilà un résultat qui fera plaisir à mes collègues sociologues.
Le CNRS joue un rôle clé dans la production et la transmission des connaissances. Quels enseignements ce baromètre apporte-t-il sur la perception du travail des scientifiques ? Comment le CNRS peut-il s’en inspirer ?
M. D. : J’ai observé avec intérêt l’initiative récente du CNRS d’organiser une consultation autour d’une question ouverte : « Comment les sciences peuvent-elles nous aider à construire le monde de demain ? ». Les différentes vagues du Baromètre montrent bien qu’il y a une réelle attente de la part de nos répondants. La science est perçue comme une activité collective de production de connaissances, certes, mais également un principe de transformation socio-économique. Et il est attendu que cette transformation tienne ensemble le progrès scientifique et le progrès social et économique. Ce qui, pour nos répondants, est loin d’être toujours le cas.
Quoi qu’en pensent les scientifiques eux-mêmes, les citoyens expriment de façon croissante des attentes de participation à la définition des grandes orientations scientifiques et technologiques. Il apparaît nécessaire d’imaginer des dispositifs durables de dialogue autour de ces grandes orientations. Mais cela ne se joue pas à l’échelle d’un seul organisme : créer les conditions d’un dialogue renouvelé entre la science et la société suppose une réflexion institutionnelle de fond à laquelle le CNRS doit travailler avec d’autres, notamment la Commission nationale du débat public2 ou l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).
L’esprit critique est souvent perçu comme une qualité individuelle. Comment favoriser son exercice de manière collective dans des institutions comme les médias ou la recherche ?
M. D. : En science, la preuve est produite à travers les interactions avec les pairs. Ce « scepticisme organisé », pour reprendre l’expression d’un sociologue américain, est inhérent à la recherche. Par-delà la diffusion des connaissances, les scientifiques doivent apprendre à mieux travailler avec les médias pour encourager la confrontation des idées, la correction des idées fausses et le partage des savoirs rigoureux. De ce point de vue, le CNRS, comme les autres organismes de recherche, doit poursuivre ses collaborations avec des associations professionnelles telles que l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information.
Une riche programmation autour de l’esprit critique
La présentation du Baromètre de l’esprit critique 2025 s’inscrit dans le cadre du Printemps de l'esprit critique. Du 1er mars au 30 avril, cet événement propose au grand public, aux scolaires et aux professionnels des ateliers, expositions, rencontres, formations et conférences pour « exercer leur esprit critique et mieux s’armer face à la masse d’informations ». Initié en 2022 par Universcience, il s'organise désormais à l'échelle nationale. Cette quatrième édition a pour thème principal l’alimentation.
Notes
- Directeur du Groupe d'étude des méthodes de l'analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS, CNRS/Sorbonne Université).
- La Commission nationale du débat public est « l’autorité indépendante garante du droit à l’information et à la participation du public sur l’élaboration des projets et des politiques publiques ayant un impact sur l’environnement ».