Transmettre les gestes, 150 ans après l'oubli. Moment de partage entre Cyril Tauhiro et son fils Nanakatoua, dans le village de Hapatoni, sur l’île de Tahuata, aux îles Marquises.
Transmettre les gestes, 150 ans après l'oubli. Moment de partage entre Cyril Tauhiro et son fils Nanakatoua, dans le village de Hapatoni, sur l’île de Tahuata, aux îles Marquises.© Mélissa KODITUWAKKU / CREDO / EHESS / AMU / CNRS Images

L’anthropologie, une discipline en partage

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Depuis 2022, l’anthropologie était à l’honneur au CNRS. Caroline Bodolec, directrice adjointe scientifique à l’origine de cette initiative, revient sur les principales actions de médiation autour de la discipline après que celle-ci a « fait son show » le 30 avril 2024.

Le 30 avril s’est achevé le focus « Anthropologie en partage » de CNRS Sciences humaines & sociales. À quoi ressemble l’anthropologie aujourd’hui ?

Caroline Bodolec1 : L'anthropologie comme discipline étudie les formes d'altérités sociales et culturelles par l'immersion dans des terrains longs et/ou prolongés et répétés qui nécessitent de maîtriser la ou les langues des habitants. Les ethnologues/anthropologues privilégient le recueil de connaissances issues des catégories « émiques », c'est-à-dire celles que les interlocuteurs utilisent, et des observations fines des phénomènes en cours. Les anthropologues étudient par exemple non pas « l'institution familiale » telle que définie par les lois ou institutions mais ce qui est considéré comme une famille pour les gens et qui peut être différent selon les pays, les cultures, les individus.

L'anthropologie est l'une des disciplines les plus spontanément ouvertes aux méthodologies des sciences partagées et de nombreux projets récents ont fait montre de l'intérêt de la co-construction des objets de recherche avec les individus et groupes étudiés. La réflexivité actuelle autour des formes et dispositifs d'écriture de la recherche (films de fiction, documentaires sonores et cinématographiques, photographies, bandes-dessinées, romans, collaborations avec les arts vivants…) participe à la restitution des objets de recherche aux populations étudiées mais permet également aux anthropologues de densifier leurs propos et d'exprimer la part du sensible, de l'émotion, de l'indicible que l'écriture classique en articles ou en ouvrages ne permet pas toujours. Ces recherches sont par conséquent toujours situées et réflexives, chacune d’entre elles est différente puisqu’elle est produite par un individu différent.

Les terrains de l'anthropologie sont très divers et permettent de révéler l’inventivité humaine, les manières dont les êtres humains composent avec les situations, les évolutions et les épreuves contemporaines. Les anthropologues s'attachent à étudier des objets, des thématiques, des enjeux contemporains souvent en réseau et interconnectés. Interdisciplinaire dès son origine, l'anthropologie noue, en permanence des dialogues avec les autres sciences humaines et sociales (histoire, linguistique, économie, sciences du territoire, sociologie, droit, littérature et art…) puisqu'il s'agit de comprendre l'humain en société dans toutes ses dimensions. De la même façon, nombre d'anthropologues dialoguent avec les autres sciences (médecine, biologie, informatique, mathématiques, physique…) et s'emparent des grands sujets contemporains : crise environnementale, génie génétique, vieillissement, robotique, bio-matériaux, pharmacopées autochtones, relations humains-animaux…

 

Une grand-mère et sa petite-fille à Sarcelles
Une grand-mère et sa petite-fille à Sarcelles. © Camilo Leon-Quijano

 

Quelle place y tient le CNRS ?

C. B. : En France, les anthropologues sont relativement peu nombreux et la discipline n'est pas enseignée dans toutes les universités et établissements d'enseignement supérieur. Un peu plus de la moitié des anthropologues titulaires sont au CNRS et dans certaines zones du globe, comme le Proche et le Moyen-Orient par exemple, 77 % des anthropologues travaillant en France sont au CNRS et ont été recrutés dans les quinze dernières années. La très grande majorité des chercheurs et chercheuses CNRS élaborent leurs objets à partir de situations extra-européennes et participent ainsi aux débats et à l'échange des connaissances à l'échelle mondiale lors de colloques internationaux et de portages de projets d'envergure internationale.

Cette dimension internationale s'est illustrée l'an dernier par le choix de faire figurer Laurajane Smith, anthropologue australienne, spécialiste des questions patrimoniales autochtones à l'Université nationale australienne parmi  les dix premiers fellows-ambassadors du CNRS.

 

Pourquoi et comment CNRS Sciences humaines & sociales a-t-il mis en valeur cette discipline ?

C. B. : L’anthropologie est l’une des disciplines inscrites dans le positionnement stratégique de l'institut, aux côtés des sciences archéologiques. Nous avons ainsi souhaité mettre la lumière sur cette discipline un peu fragile institutionnellement et accompagner des actions de médiation via un focus débuté en janvier 2022 et qui s'est terminé le 30 avril 2024.

La notion de partage est très vite apparue comme un fil rouge capable de mobiliser les collègues et pouvant permettre d'organiser un certain nombre d'actions collectives à destination de publics divers. La thématique choisie, « l’Anthropologie en partage », permet de couvrir un champ large et déclinable : partage d’objets d’étude, partage des méthodologies, partage sur l’histoire de l’anthropologie, partage générationnel (via notamment les associations vers les scolaires et vers les publics non académiques), partage d’expériences (via des portraits de chercheurs et chercheuses par exemple), partage des terrains, partage des analyses via des méthodologies et des restitutions diverses, partage via de nouvelles formes de médiation, partage avec les autres sciences (au sein des SHS et à l'extérieur des SHS), partage dans la construction des objets, partage avec le public, etc.

Nous avons ainsi commencé par un « partage de portraits de femmes anthropologues » à l’occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de science en février 2022, auquel ont participé 39 anthropologues. Nous avons continué en créant une rubrique dédiée sur notre site web et dans notre lettre trimestrielle, en mettant en place une liste de diffusion à destination des laboratoires d’anthropologie ou encore en concevant un blog interdisciplinaire sur CNRS Le Journal montrant comment l'anthropologie partage ses objets avec les autres sciences. Le besoin de ce blog est lié à l'histoire même de la discipline. En effet, pendant longtemps, les anthropologues n’étaient pas seulement des anthropologues : ils étaient mathématiciens, archéologues, juristes, philosophes ou linguistes. Ces trajectoires s’expliquent par la quasi-inexistence, pendant longtemps et tout particulièrement en France, d’enseignements dédiés à l’anthropologie dès le premier cycle universitaire. Elles se justifient aussi par le besoin qui s’est fait jour, dans de nombreux champs scientifiques et du débat social, de se saisir de l’altérité culturelle. Il n’est donc guère étonnant de trouver encore aujourd’hui parmi les anthropologues des transfuges également formés en médecine, en droit, en histoire ou en philosophie et qui continuent parfois même à exercer dans ces autres disciplines.

 

L'appel du bonheur. Geste de partage alimentaire d’aîné à cadet des éleveurs nomades, près du village de Gačuurt, en Mongolie
L'appel du bonheur. Geste de partage alimentaire d’aîné à cadet des éleveurs nomades, près du village de Gačuurt, en Mongolie. © Sandrine RUHLMANN / EA / MNHN / univ. Paris Cité / CNRS Images

 

Cette histoire particulière de l’anthropologie fournit un terreau fertile au dialogue interdisciplinaire au sein des sciences humaines et sociales et au-delà. Si bien qu’aujourd’hui, des anthropologues collaborent avec des chercheurs et chercheuses d’autres disciplines, des praticiens, des spécialistes afin de mieux comprendre des phénomènes sociaux complexes qui soulèvent de nombreuses questions pour la science et souvent pour le reste de la société.

L’un des points culminants a été le concours photo lancé en 2022, ouvert à toute personne se reconnaissant comme anthropologue, sans distinction d’emploi, de statut ou de section. Sur la soixantaine de projets reçus, seize ont été primés et constituent une exposition itinérante qui a déjà beaucoup voyagé à travers la France et qui partage avec le plus grand nombre les regards particuliers et singuliers que les anthropologues portent sur le monde.

Ce focus s'est achevé par un événement particulièrement partageur, au Hasard Ludique à Paris. Intitulé « L’Anthropo fait son show », il avait pour but de montrer ce que donnent concrètement  les collaborations des anthropologues avec des artistes du spectacle vivant (musique, conte, mimes, danse, jonglage, graff). Ces rencontres qui permettent une expression singulière, dense et sensible des travaux de recherche, sont également propices à faire émerger des questionnements nouveaux et à faire office de médias pour une recherche sensible.

Enfin, apothéose du partage de notre travail d'anthropologue au quotidien, mentionnons la parution le 2 mai dernier à CNRS Éditions de la bande-dessinée Anthropologues !. Cet ouvrage destiné à un public scolaire et curieux présente dix-sept recherches incarnées, évoquant tant les modistes parisiennes que les gangs portoricains ou les tatoueurs samoans. Fruit d'une collaboration entre une graphiste du CNRS au dessin et des collègues qui ont accepté de partager leur parcours et leurs terrains, cette bande-dessinée permet de diffuser largement les objets étudiés par la discipline et de continuer à la valoriser au-delà du Focus de CNRS Sciences humaines & sociales.

  • 1Directrice de recherche CNRS au sein du laboratoire Chine, Corée, Japon (CNRS / EHESS / Université Paris Cité) et directrice adjointe scientifique de CNRS Sciences humaines & sociales en charge de l’anthropologie.