« Le corps est un produit à la fois biologique et social »

En novembre 2023, une formation organisée par le CNRS et soutenue par la Mission pour la place des femmes du CNRS a, pour la première fois, permis la rencontre de biologistes et de sociologues autour des enjeux de « Sexe biologique et genre en santé ». Ses deux co-organisatrices1 racontent comment, le temps d’une semaine, leurs disciplines respectives ont appris à se connaître pour mieux mener ensemble des recherches en santé.

  • 1Le comité scientifique et d’organisation se composait également de : Michelle Kelly-Irving (Inserm), Alain Lacampagne (CNRS), Sophie Laffont (CNRS), Wilfried Lignier (CNRS), Claire Rougeulle (CNRS), Marie Plessz (Inrae) et Renée Ventura-Clapier (CNRS).

Au niveau de la recherche en santé et de la prise en charge des patients, pourquoi est-ce important de croiser biologie et sociologie ?

Muriel Darmon1 : Le corps est un produit à la fois biologique et social. On s’en rend compte dans les services de santé : les patients ne se présentent jamais par couches séparées aux médecins, en distinguant ce qui relève du biologique (hormones, chromosomes…) de leurs conditions de vie et habitudes sociales ! Il est donc nécessaire de travailler dans le dialogue interdisciplinaire, entre biologie et sociologie – et, plus généralement, les sciences sociales.

Carina Prip-Buus2 : Ceci vaut également pour les recherches en santé. Encore trop souvent, certaines équipes en biologie se concentrent exclusivement sur l’étude d’individus mâles, en extrapolant leurs résultats aux individus femelles. Or, on sait que le sexe biologique – de même que le genre social – détermine pour partie l’état de santé et qu’on ne peut donc l’ignorer au nom d’un « universel masculin ».

De ce point de vue, la France est à la traîne au niveau européen, alors que les pouvoirs publics de bon nombre de pays européens (l’Allemagne, la Suède, l’Italie et les Pays-Bas par exemple) ont pu mettre en place des actions prenant en compte l’influence du genre et du sexe sur la santé. Réussir à passer le pas entre la recherche fondamentale et les patients en passant par les politiques publiques implique par conséquent toutes les communautés en santé, aussi bien les biologistes, les médecins que les sociologues.

 

Cette formation – qui avait pris la forme d’une école thématique3 pendant cinq jours – avait notamment pour ambition de rapprocher vos deux communautés. Quels étaient jusqu’alors leurs points d’achoppement ? cette semaine a-t-elle permis de faciliter la rencontre et le dialogue entre elles ?

M. D : Chacune des deux disciplines charriait des idées préconçues envers l’autre. Par exemple, certains biologistes percevaient la sociologie comme aveugle aux dimensions biologiques de la santé, tandis que quelques sociologues jugeaient la biologie trop fermée aux dimensions sociales ou à vouloir expliquer tous les comportements par la physiologie ou la génétique. Les deux disciplines n’avaient pas non plus les mêmes habitudes en matière de pratiques de recherche ou de publication des résultats. Il fallait surtout éviter de reconduire entre nous l’opposition artificielle entre genre et sexe.

C.P-B : Dès le départ de l’école thématique – et même dès sa conception, un peu plus d’un an avant –, le ton et les principes étaient donnés : il n’était pas question de partir sur les a priori qu’on tenait sur l’autre communauté et, au contraire, nous devions rester curieux vis-à-vis de l’autre. Tout le monde était conscient de l’importance des aspects biologiques et sociaux et de ce que nous avions à apprendre les unes des autres. Au terme de cette semaine, la quarantaine de participants a su construire une vraie confiance scientifique.

 

Comment, concrètement, peuvent se rencontrer biologie et sociologie en santé ?

M. D : Travailler sur le concret était important pour l’école. Les cinq journées que nous avons suivies étaient d’ailleurs chacune définies par des objets précis. Parmi eux, des maladies cardiovasculaires comme l’infarctus et l’AVC, qui touchent plus les hommes que les femmes mais dont les femmes meurent davantage et récupèrent moins bien. Pour comprendre les effets de sexe4 et de genre sur cette inégalité devant la maladie, il faut en particulier prendre en compte la socialisation de genrede la personne, c’est-à-dire la façon dont la société nous construit en tant que femme ou homme. On se rend compte en effet que le délai d’arrivée aux urgences est jusqu’à trois fois plus long pour les femmes que les hommes, et pour cause : si les femmes font de très bons témoins des infarctus et des AVC de leurs conjoints, les hommes, dotés d’une moins bonne culture médicale et d’une moindre relation de soin, le sont moins envers leurs conjointes. À cela s’ajoute le fait que les femmes ont tendance à minimiser et temporiser leurs propres douleurs ou que ces dernières peuvent être faussement attribuées, par les femmes qui en sont victimes ou par d’autres, à des causes psychologiques dans les cas d’infarctus ou d’AVC.

C.P-B : Le statut hormonal des femmes — qu’elles soient ménopausées ou non — joue également dans la survenue des infarctus. On observe en effet qu’elles sont moins touchées que les hommes avant la ménopause, mais qu’elles les rattrapent après. Il en va de même pour la stéatose hépatique non alcoolique, plus connue sous son nom de « maladie du foie gras », qui se traduit par une accumulation de graisses en-dehors du tissu adipeux, notamment dans le foie, ce qui, à terme, peut entraîner une fibrose, voire une cirrhose puis un cancer du foie. Avant la ménopause, les femmes ont une meilleure capacité à stocker les graisses, mais cette protection disparaît après et le risque d’une inflammation du foie devient similaire à celui des hommes, d’où l’importance de sensibiliser les deux populations.

M. D : L’un des facteurs de risque de cette maladie est l’obésité. Or, l’obésité est extrêmement variable en termes de classes sociales. En somme, le social va agir sur l’obésité, qui elle-même agit sur la maladie, de sorte qu’on finit par ne plus distinguer le social du biologique.

 

Quelles suites donner à cette école thématique ?

C.P-B : Nous aimerions désormais élargir ce dialogue pour toucher un plus grand nombre de laboratoires. Pour ce faire, nous envisageons l’organisation de journées thématiques sur certains sujets communs. La première d’entre elles est d’ores et déjà prévue pour le jeudi 12 décembre 2024, à l’Institut Cochin à Paris, et portera sur le vieillissement, un sujet au carrefour du biologique et du social. Cet événement sera de nouveau l’occasion, pour chaque discipline, de s’enseigner mutuellement et d’apprendre au contact de l’autre.

M. D : Des membres du comité scientifique de l’école thématique avaient d’ailleurs suggéré la tenue de séances d’enseignement dans les études supérieures menées de manière conjointe par des biologistes et des sociologues. De telles séances seraient particulièrement profitables dans les études de médecine et pourraient aboutir, par exemple, à des cursus autour de la médecine du sexe/médecine du genre. Une première expérience est déjà programmée pour la rentrée prochaine dans le Master 2 « Biocoeur » de l’université Paris Saclay et de l’université Paris-Est Créteil-Val-de-Marne. Plus généralement, nous espérons que la dynamique que notre initiative révèle pourra se poursuivre et s’amplifier.

 

  • 1Directrice de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CNRS / EHESS / Université Paris-I Panthéon-Sorbonne).
  • 2Directrice de recherche CNRS à l’Institut Cochin (CNRS / Inserm / Université Paris-Cité) et déléguée scientifique à CNRS Biologie.
  • 3Une école thématique est une modalité de formation, ouverte aux communautés scientifiques. Elle est un des outils de la politique scientifique des instituts et du développement de l'interdisciplinarité au CNRS.
  • 4Les effets de sexe incluent notamment les hormones sexuelles, les différences génétiques (XX versus XY), l’épigénétique, etc.