Les métiers de la recherche amorcent leur mue environnementale

Institutionnel

Si, dans les pratiques scientifiques, la transition environnementale est déjà engagée, les carrières et métiers de la recherche commencent eux aussi à faire leur mue. 

« À 43 ans, j’étais plus âgée que la plupart des collègues qui m’accueillait durant mon stage de fin d’études », en rit encore Stéphanie Boniface. Par-delà l’anecdote, la reconversion de cette ancienne ingénieure aéronautique vers des métiers compatibles avec ses valeurs et son engagement pour l’environnement témoigne d’un mouvement de fond. Stéphanie Boniface est aujourd’hui chargée de mission empreinte environnementale de l’enseignement supérieur et de la recherche français, la première au sein de l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL) qui regroupe et coordonne les forces de recherche en sciences du climat en Île-de-France. Quoiqu’encore marginale, bien loin d’un « Big Bang de la recherche », la transition environnementale, qui touche tous les métiers de la recherche, s’observe par des « réajustements au sein des disciplines et de déplacements vers des objets qui sont à la fois communs et nouveaux pour tout le monde » selon Olivier Leclerc, directeur de recherche au CNRS au sein du Centre de théorie et d’analyse du droit et rapporteur de l’avis du Comité d’éthique du CNRS (Comets) « Intégrer les enjeux environnementaux à la conduite de la recherche – Une responsabilité éthique ».

Ces reconversions touchent aussi bien les profils administratifs que scientifiques, mais toutes procèdent d’une même logique : le déclic. Pour Stéphanie Boniface, le sien remonte à sa première marche pour le climat1  en septembre 2014, alors qu’elle-même était peu habituée des manifestations. Elle explique cet engagement par une « réaction à une dissonance cognitive trop importante : mon ancien métier perdait son sens tandis que je prenais conscience des actions à mener en faveur de la transition ». Dans la foulée, elle s’investit auprès de deux associations œuvrant pour la réduction des déchets – Surfrider et Zero Waste. Un engagement qui accroît, comme elle le confesse, l’écart avec l’aéronautique : « J’étais beaucoup plus motivée pour intervenir dans des écoles parler de déchets que pour mener mes activités professionnelles ». En milieu de carrière et après un congé pour formation continue, l’ingénieure quitte donc son poste et reprend des études – un master en études environnementales – avant un stage à la mairie du Xe arrondissement de Paris puis son entrée dans la recherche, à l’IPSL. La reconversion scientifique d’André Estevez-Torres ne diffère guère. « En 2018, il y a eu une série de déclics dans la recherche, confie ce directeur de recherche CNRS au sein du Laboratoire avancé de spectroscopie pour les interactions, la réactivité et l'environnement2  : la parution du rapport 1.5 du GIEC, la démission de Nicolas Hulot, les marches pour le climat de la jeunesse et, dans la recherche, la création du collectif Labos 1point53  et de l’Atelier d'écologie politique à Toulouse4  ». En conséquence, celui qui était alors biophysicien « choisit de changer moi-même dès à présent plutôt que de subir cet inévitable changement à venir » et se tourne vers les naissantes études de la soutenabilité. Aujourd’hui à la tête du groupement de recherche (GDR) Labos 1point5, il s’attelle en particulier à mesurer l’impact carbone des achats scientifiques, responsables à eux seuls de 74 % des émissions de gaz à effet du serre du CNRS en 2019.

Une action de sensibilisation animée par Carole Mainguy. © Service communication Occitanie Ouest CNRS
Une action de sensibilisation animée par Carole Mainguy. © Service communication Occitanie Ouest CNRS

Émergence et retour en grâce de professions

En plus des reconversions, on observe l’émergence de nouveaux métiers. C’est le cas de Stéphanie Boniface, qui reconnaît que son poste à l’IPSL « se construit en avançant », mais c’est aussi celui de Carole Mainguy, première chargée de transition à la délégation Occitanie Ouest du CNRS, l’une des dix-huit délégations régionales de l’organisme. Alors qu’elle consacrait déjà 20 % de son temps à ces problématiques, cette ancienne chargée de communication se voit ouvrir un poste à plein temps. Comme Stéphanie Boniface, elle admet des « problématiques de légitimité d’un métier au spectre très vaste », qui couvre aussi bien la sensibilisation des agents, la gestion de projets régionaux – à l’instar d’un nouveau cahier des charges pour l’entretien des espaces verts, en phase avec les recommandations de l’IPBES – ou encore le soutien local à la formation à la transition environnementale des agents de l’État. Pour concilier tous ses aspects, la chargée de transition adopte une position de « diplomate facilitatrice », de façon à « travailler l’acceptabilité de sujets souvent clivants, parfois bien vite perçus comme culpabilisants ».

En parallèle, d’autres métiers, jusqu’alors en recul, reviennent en grâce. À l’heure où de plus en plus de laboratoires songent à privilégier la verrerie plutôt que le plastique, les souffleurs de verre pourraient avoir leur rôle à jouer dans la transition environnementale de la recherche. Cécile Valter, souffleuse de verre au CNRS au sein de l’Institut des sciences chimiques de Rennes5 , reconnaît, après vingt ans de carrière dans son laboratoire, que son « métier a complètement monté en gamme : on travaille de plus en plus pour plusieurs laboratoires, on reçoit de plus en plus de travail en raison de la croissance de l’institut, car les scientifiques apprécient notre coût – entre 5 et 10 fois moins cher qu’en passant par le privé – et notre rapidité d’exécution ». Son collègue Thierry Pain, médaille de cristal du CNRS en 2020, abonde dans le même sens : « C’est un métier qui va durer : on observe toujours autant de jeunes s’inscrire au lycée technique Dorian – le seul délivrant une formation de souffleur de verre scientifique –, il y aura toujours une demande ». Témoin le lancement en 2022 par le Centre européen de recherches et formation aux arts verriers d’un CAP en verrerie scientifique, qui vise un public adulte, en cours de reconversion. 

Enfin, d’autres ont d’ores et déjà intégré la transition environnementale à leur éventail de compétences. Chargée d’études et de conseils en commande publique et techniques d’achats à la direction déléguée aux achats et à l’innovation, Aurore Debono dresse l’historique de son ancien métier d’acheteuse : « Le développement durable dans les marchés publics n’est pas nouveau : dès les années 1990, les marchés publics français intègrent des critères sociaux et environnementaux facultatifs. De sorte qu’aujourd’hui, trente ans après, la soixantaine d’acheteurs en délégations régionales ne découvrent pas des règlementations comme la loi Climat et résilience6  et ont plutôt à cœur de mettre en place des clauses et critères environnementaux réellement efficaces ». Fort de ce vivier d’acheteurs régionaux compétents, le CNRS a pu, en avance de phase de trois ans sur la règlementation publique, imposer dès mai 2023 un critère environnemental dédié pour toutes les procédures formalisées dans ses marchés publics.

Une souffleuse de verre au travail. © Frédérique PLAS / CNRS Images
Une souffleuse de verre au travail. © Frédérique PLAS / CNRS Images

Vers un encadrement institutionnel des transitions individuelles ?

Cependant, si des métiers et objets de recherche émergent, d’autres, à l’inverse, pourraient se transformer en profondeur. Olivier Leclerc assume ainsi que « compte tenu de leur impact négatif sur l’environnement, on puisse envisager de restreindre voire d’interdire certaines recherches. Une telle démarche dans le domaine de l’éthique environnementale serait proche de celle qu’on connaît en bioéthique ». Et le rapporteur de l’avis du Comets de citer en exemples les recherches sur les techniques de fracturation hydraulique pour l’exploitation pétrolière, de manière à laisser dans le sous-sol les ressources fossiles comme le recommande le GIEC, et celles en géo-ingénierie. Dès lors, se pose la question de l’encadrement de la transition environnementale des métiers de la recherche par les institutions scientifiques. Jusqu’alors, les changements s’opéraient au niveau individuel. Or, « cette politique de volontariat individuel ralentit nécessairement la carrière », déplore Camille Scalliet. La jeune chargée de recherche au CNRS au sein du Laboratoire de physique de l’ENS7  a beau questionner ses déplacements en avion, refusant de se rendre au Brésil pour une école d’été d’une semaine alors que d’autres personnes sur place pouvaient la remplacer, et revendiquer des « modélisations informatiques frugales, utilisées avec parcimonie, réfléchies en amont pour ne pas faire tourner des calculs pendant des heures et des heures », elle estime que la charge principale incombe à l’employeur – ici, le CNRS – qui doit « encourager à changer les pratiques de recherche, en intégrant l’éthique environnementale – par exemple le refus de prendre l’avion – dans l’évaluation qualitative de la recherche ». En attendant une telle réforme, elle a décidé d’ajouter à son rapport annuel d’évaluation une rubrique listant les conférences qu’elle a refusées en raison de leur impact environnemental. André Estevez-Torres rejoint ses préoccupations en soulignant que « les écoles doctorales et les sections du CNRS monodisciplinaires intègrent mal les carrières en transition, ce qui laisse de côté un grand nombre de personnes qui pourraient être accompagnées car, autrement, elles risquent de déboucher sur des impasses ».

Car la transition individuelle a un coût que tout le monde ne peut pas supporter. Toutes les personnes interrogées dans le cadre de cet article ont eu la chance de bénéficier d’une situation familiale et professionnelle stable avant de bifurquer. Du fait de son expérience de chargée de communication dans la même délégation, Carole Mainguy reconnaît s’être « sentie à l’aise de changer de métier sans plonger dans l’inconnu, de bénéficier de l’expérience du terrain et de bien connaître la structuration de l’organisme et de ses partenaires ». Pour sa part, Camille Scalliet admet que sa « titularisation au CNRS a permis une flexibilité et un questionnement des pratiques de recherche que n’offre pas le post-doctorat ». Quant à André Estevez-Torres, il confesse sans ambages avoir eu « la chance d’être payé pour produire des connaissances » et d’être « parti d’une situation particulièrement privilégiée – avec un ERC Consolidator8  et une promotion au corps de directeur de recherche – pour aller vers un domaine complètement nouveau ». Pour faciliter sa transition, il fait valoir la « légitimité institutionnelle » que lui a procurée le GDR dont il a depuis pris la tête. Au vu de son expérience personnelle, il observe « l’intérêt de maintenir une gradation entre des collectifs à la base et la professionnalisation de ces activités, qui permet de passer au fur et à mesure des questions associatives du soir à des questions scientifiques intégrées à notre travail ».

À l’image du GDR Labos 1point5, diverses composantes du CNRS mettent en place des passerelles afin d’encadrer la transition – ou, du moins, l’intégration des problématiques environnementales aux métiers de la recherche. C’est le cas à CNRS Ingénierie, l’un des dix instituts de l’organisme, qui a mis en place en janvier 2025 une unité d’accompagnement et de recherche (UAR) consacrée à l’analyse de cycle de vie (ACV)9  et, en parallèle, une action nationale de formation10  sur le même sujet. Délégué scientifique de CNRS Ingénierie, Karam Sab soutient que « la question environnementale est en effet cruciale dans les sciences de l’ingénierie dans la mesure où ces sciences sont en interaction directe avec les applications industrielles. Ces préoccupations étant partout, l’institut devait les mettre en synergie parce qu’aucun laboratoire ne pouvait traiter seul ces questions de manière efficace ». Inspirée par l’avis du Comets, la nouvelle UAR se conçoit ainsi comme une « fusée à deux étages ». D’un côté, « tête pensante d’une méthodologie commune », elle devra développer de nouvelles méthodes d’évaluation « car, en l’état, celles de type ACV ne s’appliquent qu’à des objets existants et non aux applications potentielles de recherche fondamentales », précise le délégué scientifique ; de l’autre, elle permettra de structurer le réseau jusqu’alors informel des ingénieurs en ACV au CNRS – entre vingt et trente personnes selon une enquête interne menée par l’institut. 

Sans contraindre ses agents à choisir tel ou tel métier plutôt qu’un autre, le CNRS prend ainsi progressivement en charge l’encadrement institutionnel de la transition environnementale des carrières scientifiques. Dans ce contexte, le CNRS anticipe dès à présent le sujet des compétences nécessaires à la transition environnementale, qu’il a intégré dans les réflexions relatives à son prochain Contrat d’objectifs, de moyens et de performance. L’enjeu est de taille : comme le rappelle Olivier Leclerc, « il faut faire en sorte que la politique bas carbone du CNRS s’accorde aux réalités professionnelles des métiers ».

  • 1Une marche pour le climat est une manifestation d
  • 2CNRS / Université de Lille.
  • 3Collectif de membres du monde académique français de tous statuts et toutes disciplines de recherche, ayant l
  • 4Collectif de scientifiques toulousaines et toulousains pluridisciplinaire créé afin de fédérer les chercheuses et chercheurs réfléchissant aux bouleversements écologiques en cours et à venir.
  • 5CNRS / ENSC Rennes / Université Rennes-I.
  • 6Celle-ci rend obligatoire, à compter du 22 août 2026, la prise en compte du développement durable dans les marchés publics, notamment par ces conditions d’exécution techniques ou administratives.
  • 7CNRS / ENS – PSL / Sorbonne Université / Université Paris-Cité.
  • 8Soutenant le meilleur de la recherche exploratoire dans tous les domaines scientifiques, ces bourses versées par le Conseil européen de la recherche, d’une valeur allant jusqu’à 2 millions d’euros, récompensent des porteurs et porteuses de projets européens ayant obtenu leur doctorat 7 à 12 ans auparavant.
  • 9Méthode d’évaluation visant à quantifier les impacts environnementaux d’un produit ou d’un service, dans un objectif d’écoconception ou pour choisir parmi plusieurs produits ou services le plus performant. Tous les impacts potentiels sur l
  • 10Au CNRS, une ANF est une action de formation collective. Elle est l’un des outils qui accompagnent la mise en place de politiques nationales spécifiques, un domaine scientifique émergent ou une technologie émergente, la mise en œuvre d’obligations réglementaires ou encore l’évolution des métiers et des parcours professionnels. Une ANF répond donc à un besoin de formation permettant la réalisation d’un ou plusieurs objectifs scientifiques et / ou stratégiques définis par les différentes directions du CNRS.
Une animation de groupe à l'IPSL
Une animation de groupe à l'IPSL@ Marie Pinhas / IPSL