L’essor des jumeaux numériques face à leurs défis

Innovation
Numérique

Depuis la création du terme en 2002 par l’entrepreneur Michael Grieves et John Vickers, directeur à la NASA, le jumeau numérique est adopté dans un nombre toujours plus croissant de domaines. Mais son succès grandissant et ses vastes promesses, particulièrement dans l’industrie, n’éludent pas les défis qui restent à surmonter.

Pour Michael Grieves et John Vickers, le terme jumeau numérique se référait à un modèle mathématique ayant le rôle de réplique virtuelle d’un système réel (produit, chaîne de production, bâtiment…), connectée à celui-ci. Mais quelque vingt ans plus tard, son utilisation dépasse largement ce cadre, au risque de créer des confusions entre les définitions.

À des fins de clarifications, Alejandro A. Franco, professeur au Laboratoire de Réactivité et Chimie des Solides (CNRS/Université de Picardie Jules Verne), spécialisé dans le domaine de la batterie, propose trois façons d’interagir entre un modèle et un système réel : « D’abord, il y a le modèle physique ou numérique qui est une représentation numérique au niveau de l’ordinateur d’un système réel. On l’alimente manuellement avec des données récoltées sur le système réel, et les résultats qu’il fournit (par exemple des paramètres d’optimisation) sont intégrés manuellement dans le système réel. Ensuite, l’ombre numérique : les données sont collectées en temps réel et injectées de manière automatique dans le modèle, mais les résultats restent injectés manuellement dans le système réel. Enfin, on arrive au jumeau numérique, qui est un modèle nourri automatiquement par les données du système réel et dont les résultats issus du modèle influencent directement le système réel ».

Interface tangible moléculaire modulaire articulée sans fil et sans marqueurs © Christian MOREL / LISN / CNRS Images

Un modèle difficile à atteindre…


En réalité, dans le domaine de la chimie, il est rare qu’on atteigne le niveau d’un véritable jumeau numérique. « On commence à voir en Amérique du Nord et un peu en Allemagne, des laboratoires autonomes », remarque le chercheur. « Des robots mélangent des espèces chimiques pour produire des matériaux et font ensuite leur caractérisation en termes de propriétés réelles. Cela alimente des modèles qui vont donner des instructions aux robots pour améliorer les procédés de synthèse ».

Autre exemple : le jumeau numérique de la table vibrante du CEA, Azaléee, qui sert à simuler des séismes en embarquant des structures pesant jusqu’à 100 tonnes, permet de calibrer son système de contrôle à la volée. Des travaux sont également en cours pour un digital twin d’une centrale photovoltaïque. Grâce au jumeau, ses panneaux s’orienteraient automatiquement afin de minimiser l’impact des vents violents[1].

Mais pour l’instant, ces approches restent difficiles à mettre en œuvre avec des systèmes impliquant de trop nombreux paramètres. Sur les chaînes de fabrication de batteries, le processus se trouve plutôt au stade de l’ombre numérique, une approche qui a déjà le potentiel de répondre aux besoins des industriels.

… mais déjà prometteur


Dans son laboratoire, Alejandro A. Franco travaille sur des modèles numériques couplés à du machine learning pour optimiser la fabrication de batteries, procédé qui implique plusieurs matériaux et de nombreuses étapes. « La batterie parfaite n’existe pas, mais on peut l’optimiser selon les caractéristiques voulues, comme le temps de recharge, la quantité d’énergie emmagasinée, etc., selon les applications », explique-t-il. Grâce à la ligne de fabrication pilote à disposition dans le laboratoire, les chercheurs ont engendré des quantités de données qui ont servi à réaliser de l’apprentissage automatisé. L’outil proposé aujourd’hui est capable de faire de l’inverse design : en lui donnant des objectifs à atteindre (tel poids de batterie, tel volume, tel temps de recharge), il est capable de fournir la « recette » à appliquer pour fabriquer la cellule optimale à ce type d’utilisation. Certains de ces modèles numériques sont disponibles sur une plateforme web qui permet de simuler différents paramètres lors des étapes de fabrication d’une cellule.

Outre la chimie, le jumeau numérique a d’autres domaines d’application. En sciences du patrimoine, l’écosystème numérique N-dam enregistre toutes les données et les connaissances scientifiques connues autour de la cathédrale de Notre-Dame de Paris et sa reconstruction après l’incendie de 2019. En médecine, les travaux autour de jumeaux numériques d’organes comme le cœur pour prévenir des maladies ou d’évolution de tumeurs cancéreuses sont de plus en plus nombreux. L’objectif est alors de savoir quand revoir un patient pour une meilleure prise en charge[1]. Le jumeau numérique peut également servir à la prise de décision. C’est notamment la promesse de jumeaux numériques de villes qui pourraient, demain, appuyer des politiques territoriales ou de transport.

Déambulation dans la numérisation de Notre-Dame de Paris avant l'incendie, dans la réalité virtuelle © Dassault Systèmes / CNRS / Cité de l’Architecture et du Patrimoine / EPRNDP

Le défi de la complexité


Nombre de ces projets s’appuient sur une représentation 3D quasi parfaite de l’espace urbain, dopée aux données provenant de capteurs installés dans le monde réel ou de celles récoltées grâce à la téléphonie mobile et autres objets connectés. Mais pour Marc Barthelemy, chercheur CEA à l’Institut de physique théorique (CNRS/CEA) et co-auteur de l’étude The role of complexity for digital twins of cities publiée dans Nature Computational Science l’année dernière, une représentation fidèle n’a pas d’intérêt si elle rate les ingrédients indispensables pour caractériser le phénomène à suivre. C’est l’un des grands défis auxquels le jumeau numérique est confronté. « Prenez l’eau, on peut décrire parfaitement la molécule H2O, mais si on ne décrit pas les interactions entre les molécules, on ne pourra jamais prédire les transitions de phase, la transformation en glace, etc. » étaye le chercheur. Car avec les systèmes complexes[2], il est difficile de prédire à partir des constituants ce qui se passe à grande échelle.

Marc Barthelemy propose de travailler sur des modèles parcimonieux avec un nombre minimal de paramètres qui permettent de tester des idées et la pertinence de certains mécanismes. « Par exemple, si l’on cherche un modèle pour connaître le pourcentage de personnes dans une ville qui prennent leur voiture et que l’on arrive à reproduire ce qu’on observe grâce aux données sans ajuster un grand nombre de paramètres, alors on peut se dire qu’on a mis le doigt sur les mécanismes importants. ».

Mais le chercheur reste sceptique quant à un modèle complexe qui réussirait à capter les multiples aspects d’une ville. « En 2016, la fermeture des voies sur berges à Paris était un problème clair et bien posé. Malgré cela, les scientifiques n’ont pas été capables de prédire quel en serait le résultat. Si sur une question de ce type, on ne peut pas apporter des réponses scientifiques, j’envisage difficilement un jumeau numérique “mille-feuille” composée de modèles qui interagissent dans une même simulation », remarque-t-il.

Et celui des données


L’un des problèmes qui expliquent ces difficultés en France provient d’un manque d’accès aux données selon Marc Barthelemy. « Or, ces données sont cruciales pour faire des simulations, de la science et comprendre ce qu’il se passe », plaide le chercheur.

Leur qualité est l’autre grand défi pour créer un jumeau numérique. Elle va dépendre de la précision des capteurs utilisés. Si celle-ci est médiocre, les données enregistrées peuvent être bruitées et difficiles à agréger. Il existe aussi des applications pour lesquelles il est nécessaire de mélanger des données hétérogènes, comme en médecine où il peut y avoir des radiographies, des IRM, des analyses provenant de prise de sang…

Les défis à relever sont grands, mais les promesses des jumeaux numériques ou de son petit frère plus modeste, l’ombre numérique, sont vastes. Dans le domaine industriel, il s’implante largement grâce à sa capacité de repousser les frontières de l’optimisation et de la production. S’il arrive un jour à capter l’essence des systèmes complexes, il deviendrait un atout indispensable dans de nombreux autres domaines.

 

[1] Ces exemples ont été présentés lors du colloque sur les jumeaux numériques organisé par la MITI, Jumeaux numériques : nouvelles frontières

[2] Un système complexe peut se définir comme un système dont le comportement ne peut pas être appréhendé facilement par l’humain

Pour en savoir plus sur les jumeaux numériques

  • Le CNRS, via la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) a organisé les 22 et 23 janvier 2024 un colloque intitulé « Jumeaux numériques : nouvelles frontières » au siège du CNRS à Paris.

Cliquez ici pour revoir le colloque en vidéo et lire sa synthèse.

 

La Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) du CNRS a pour objectifs principaux de soutenir des programmes de recherche interdisciplinaires et des initiatives transverses au sein du CNRS, d’organiser des colloques prospectifs et de coordonner des réseaux métiers et technologiques transverses.