L’optimisation, moteur d’innovation en coulisse
Omniprésente et invisible, l’optimisation se trouve au cœur de nombreuses applications et des grands enjeux stratégiques tels que l’intelligence artificielle, le transport ou la gestion des systèmes énergétiques. CNRS Sciences informatiques a mis en lumière cette discipline en lui dédiant son focus thématique 2024. Adeline Nazarenko, directrice de l’institut et Carola Doerr, déléguée scientifique en décryptent les enjeux.
CNRS Sciences informatiques a fait le choix de consacrer l’année 2024 à l’optimisation avec un programme appelé « L’optimisation : au cœur des défis des sciences informatiques ». Avant toute chose, qu’est-ce que l’optimisation ?
Adeline Nazarenko : On parle d’optimisation lorsque de nombreuses solutions sont possibles et l’objectif est alors de déterminer le ou les meilleurs compromis au regard des critères et contraintes considérés. La discipline de l’optimisation regroupe un vaste ensemble d’approches pour identifier telles solutions. Plus les problèmes à résoudre deviennent complexes, plus les critères à optimiser se multiplient. Cela exige le développement de nouvelles méthodes adaptées.
Carola Doerr1 : En France, des figures emblématiques comme Joseph-Louis Lagrange et Gaspard Monge ont joué un rôle essentiel dans la fondation de l’optimisation. Leurs travaux, mondialement reconnus, ont introduit des outils et des concepts clés. Les méthodes continuent d’évoluer pour répondre aux attentes de plus en plus exigeantes de la société. Actuellement, il ne s’agit plus seulement de trouver une seule solution optimale, mais de proposer plusieurs alternatives adaptées. On cherche également à mieux expliquer les décisions issues de l’optimisation, afin de les rendre plus transparentes et compréhensibles. Les approches algorithmiques et mathématiques jouent ici un rôle crucial pour l’aide à la décision.
A. N. : Historiquement, la France a toujours été un leader dans le domaine de l’optimisation et cette dynamique reste forte aujourd’hui. Les scientifiques français sont très présents dans les grandes conférences internationales et les comités de rédaction des revues de référence. Leur excellence est reconnue à travers des distinctions prestigieuses, comme le prix Lagrange décerné par la Society for Industrial and Applied Mathematics2 et la Mathematical Optimization Society3 . Parmi les 18 lauréats de ce prix, six sont français, dont deux travaillent à l’étranger : cela souligne l’impact durable de la recherche française dans ce domaine stratégique.
Quels sont les principaux domaines où l’optimisation joue un rôle crucial ?
C. D. : L’optimisation intervient dans tellement de domaines qu’il serait difficile d’être exhaustif. Mais certains sont très stratégiques. Je pense par exemple à la gestion de la production et le transport de l’électricité, une problématique particulièrement complexe. L’optimisation y intervient dans la modélisation des énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien, la stabilisation des réseaux et l’ajustement des tarifs sur les marchés. Sans l’optimisation, ces défis techniques seraient impossibles à surmonter. Depuis des années, des collaborations avec EDF et RTE[3]ont permis de développer des outils de pointe pour répondre à ces enjeux, faisant de l’énergie un grand problème de société où l’optimisation est essentielle. EDF a été un acteur clé dans ce domaine, notamment à travers le Programme Gaspard Monge pour l’Optimisation (PGMO), une initiative soutenue par la Fondation Mathématique Jacques Hadamard. Ce programme, actif depuis une dizaine d’années, se consacre à la recherche en optimisation, avec un impact direct sur la transition énergétique et la gestion des infrastructures critiques.
Dans le domaine de l’ingénierie, l’optimisation s’attaque à des défis variés, comme l'utilisation de matériaux émergents pour construire des véhicules plus légers et résistants aux chocs, le placement des éoliennes, en limitant leurs interférences et en maximisant la production énergétique, ou encore la construction de capteurs et émetteurs qui assurent la fiabilité de la transmission des signaux. Ces problématiques nécessitent des méthodes et des algorithmes avancés pour répondre à des critères toujours plus exigeants. Enfin, la logistique n’est pas en reste : à Rungis, par exemple, des algorithmes d’optimisation permettent de rationaliser les itinéraires des camions pour améliorer l’efficacité des approvisionnements tout en réduisant leur consommation de carburant.
A. N. : L’optimisation peut également apporter des solutions éclairantes à des problématiques sociales. Un exemple intéressant concerne les circonscriptions électorales : l’étude de leur impact sur les résultats des votes permet de modéliser leurs découpages et d’évaluer leur influence, contribuant ainsi à éclairer les décisions politiques. Elle peut également être mobilisée pour analyser des phénomènes comme l’effet du plafond de verre, en identifiant les facteurs structurels qui freinent la progression professionnelle de certaines catégories de personnes et en proposant des stratégies pour y remédier.
Quels ont été les objectifs de ce focus thématique 2024 dédié à l’optimisation ?
C. D. : L’un de nos objectifs principaux était de fédérer une communauté scientifique souvent segmentée entre différents types de problèmes et de méthodes pour instaurer un dialogue entre eux. Pour cela, plusieurs initiatives ont été mises en place, avec l’aide précieuse d’un groupe d’expertes et d’experts scientifiques. Une page web dédiée a été créée pour offrir un point d’entrée unique sur les travaux menés la communauté au sein de différents groupements de recherche (GDR). Cette plateforme met en lumière l’ampleur des contributions et favorise la visibilité des acteurs impliqués. De plus, tout au long de l’année, des articles publiés dans CNRS Le Journal ont contribué à sensibiliser un public plus large.
Deux journées phares ont marqué l’année : le 3 octobre, une journée grand public intitulée « L’optimisation : au cœur des défis des sciences informatiques » a réuni une centaine de participants, dont des conférencières et conférenciers de renom, des industriels et de jeunes chercheurs et chercheuses. Le 4 octobre, une journée scientifique ciblée a mobilisé l’ensemble des GDR impliqués dans l’optimisation ainsi que le réseau thématique (RT) Optimisation de CNRS Mathématiques. Les échanges ont permis de montrer la diversité des approches et des implications scientifiques, tout en soulignant le rôle structurant de l’optimisation dans ces domaines. Ces événements ont montré que, bien qu’omniprésente, l’optimisation reste cachée au coeur des innovations numériques.
En parallèle, des actions comme une journée dédiée aux relations avec les industriels, organisée par le GDR Recherche opérationnelle et décision (ROD) et le RT Optimisation de CNRS Mathématiques, ont permis de mettre en avant la diversité des acteurs impliqués des grandes groupes aux PMEs et start-ups. Lors de cette journée, nous avons découvert une diversité impressionnante d’intérêts et d’usages : des entreprises qui développent des méthodes d’optimisation et d’autres qui les utilisent, avec des approches parfois radicalement différentes. Cela témoigne de l’importance stratégique de cette discipline.
Une autre initiative a été la création d’un panorama de l'optimisation, allant de des fondamentaux aux applications du domaine. Cette cartographie a été réalisée de manière collaborative par la communauté et continue d’évoluer grâce aux contributions collectives. Enfin, des écoles thématiques et la mise en avant de profils de chercheurs ont renforcé cette dynamique.
En quoi l’optimisation est-elle un outil clé pour répondre aux enjeux de durabilité dans un contexte de performances toujours plus élevées ?
A. N. : Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’optimisation économise les ressources plus qu’elle ne les consomme. L’objectif est de développer des méthodes qui proposent des solutions approchées tout en restant réalistes et utilisables. Aujourd’hui, les capacités de calcul permettent d’effectuer des opérations complexes rapidement, mais ces calculs peuvent être énergivores donc il faut intégrer des contraintes de consommation : l’optimisation permet de minimiser leur impact tout en maintenant des performances élevées. Chaque fois qu’il s’agit d’économiser des ressources, l’optimisation joue un rôle clé en fournissant des solutions plus efficaces. Cette question de la durabilité est une motivation majeure dans les recherches actuelles. Les modèles deviennent de plus en plus complexes et l’optimisation permet d’en contenir les coûts, en prenant en compte jusqu’aux effets rebonds, c’est-à-dire les usages supplémentaires induits par l’amélioration des systèmes.
En France, les scientifiques sont particulièrement actifs sur ces aspects fondamentaux de l’optimisation. Ils mènent des travaux de recherche avancés qui, tout en relevant des défis pratiques, continuent d’enrichir les fondements théoriques de la discipline. C’est dans ce domaine que la France excelle, combinant une tradition scientifique solide et une innovation constante.
Quels seront les futurs défis de l’optimisation ?
C. D. : L’émergence de technologies de rupture, comme l’intelligence artificielle générative et les ordinateurs quantiques, ouvre des perspectives inédites pour l’optimisation, tout en soulevant de nombreuses questions. Par exemple, les modèles de langage de grande taille offrent des opportunités significatives, mais interrogent également sur leur fonctionnement et leur optimisation. Dans le domaine du quantique, l’arrivée des ordinateurs quantiques pourrait révolutionner les méthodes actuelles. Ces machines permettraient d’aborder des problèmes aujourd’hui inaccessibles, mais elles exigeront une redéfinition complète des approches d’optimisation. Ces avancées technologiques pourraient également s’accompagner de nouvelles infrastructures, modifiant profondément la manière de penser et de concevoir des solutions optimales. L’optimisation dite en « boîte noire » est un autre domaine en pleine expansion. Cette approche est particulièrement pour les problèmes trop complexes pour être entièrement modélisés. Dans ces cas, il s’agit de proposer une solution, de l’évaluer, puis de l’ajuster de manière itérative pour atteindre le meilleur résultat. Longtemps considérée comme une discipline de niche, l’optimisation en boîte noire est désormais centrale, notamment en lien avec l’IA : elle est devenue un outil clé face à la complexité croissante des systèmes.
A. N. : L’optimisation jouera un rôle crucial dans les grands défis de l’avenir, qu’il s’agisse de mieux allouer les ressources, de soutenir le développement de l’IA ou d’accompagner une société en transition. Les six défis scientifiques4 du futur Contrat d’objectifs, de moyen et de performance (COMP) du CNRS ont tous un lien avec l’optimisation : via l’IA et les nouveaux matériaux, mais aussi pour les questions de transition sociétale et l’instrumentation. Ils témoignent de l’importance stratégique de cette discipline, qui continue d’évoluer pour relever les défis du futur et offrir des solutions innovantes à des problématiques toujours plus complexes.
- 1Carola Doerr est déléguée scientifique et directrice de recherche au LIP6, Sorbonne Université, spécialisée en optimisation et en charge du Focus Optimisation 2024.
- 2La SIAM (Society for Industrial and Applied Mathematics) est une organisation internationale dédiée à la promotion des mathématiques appliquées et de leurs applications industrielles.
- 3La MOS (Mathematical Optimization Society) est une organisation internationale dédiée à la promotion et au maintien d’une qualité élevée de la recherche en optimisation.
- 4 le cerveau, les matériaux du futur, la vie dans l’Univers, l’instrumentation sans limites, l’IA générative pour les sciences, les sociétés en transitions.