MATritime : la transition maritime grâce aux mathématiques

Innovation

Réunissant l’entreprise bañulsdesign, l’Inria, l’École polytechnique et le CNRS, le laboratoire commun MATritime entend favoriser la transition maritime. Et ce, en améliorant la caractérisation des incertitudes rencontrées par les navires, à l’aide d’approches hybrides mêlant modèles physiques et méthodes statistiques.

Fondé en 2009, bañulsdesign est un cabinet d’architecture navale et d’ingénierie maritime. Son ADN repose sur deux piliers : d’une part, la régate et la course au large, l’entreprise ayant notamment travaillé à la conception du trimaran vainqueur de la Coupe de l’America 2010, pour l’équipe BMW Oracle Racing, et du trimaran Sodebo Ultim 3, skippé par Thomas Coville. Et, d’autre part, l’innovation, avec une intense stratégie de R&D. « Pour une petite structure comme la nôtre, il est essentiel d’être à la pointe du développement, dans un environnement aussi concurrentiel », observe Renaud Bañuls, architecte naval, fondateur et CEO de bañulsdesign. « Par conséquent, nous cherchons toujours à développer des outils technologiques répondant aux enjeux liés à la navigation maritime. Et nous utilisons la régate et la course au large pour les éprouver au plus tôt. » En effet, la conception et la construction des bateaux de compétition s’inscrivent dans un temps relativement court, en comparaison des navires utilisés pour le transport maritime.

Évaluer l’incertitude des comportements en mer


Cependant, toutes ces embarcations – aux propriétés et aux objectifs résolument différents – sont confrontées au même environnement hautement incertain. « Dans le domaine des incertitudes, on en distingue deux grands types », présente Olivier Le Maître, directeur de recherche CNRS au Centre de Mathématiques Appliquées (CMAP) de l’École polytechnique, qui collabore avec bañulsdesign sur ces sujets depuis 2019. « Tout d’abord, les incertitudes vraiment aléatoires, sur lesquelles nous n’avons aucune maîtrise, telles que les conditions météorologiques ou l’état de la mer. Et, ensuite, les incertitudes liées à un manque de connaissance : les caractéristiques d’un navire en cours de conception, de son chargement, de son état, la qualité du carburant… Cela fait énormément de paramètres – qui peuvent, de surcroît, s’influencer les uns les autres – dont il faut tenir compte. »

C’est pour tenter de mieux anticiper ces phénomènes, grâce à des méthodes mathématiques, qu’a été créé le laboratoire commun MATritime. Financé par l’Agence national de la recherche (ANR), celui-ci réunit bañulsdesign et l’équipe projet mixte Platon, associant l’Inria, l’École polytechnique et le CNRS, hébergée au CMAP et cofondée par Olivier Le Maître. « L’objectif final est de déployer des méthodes permettant de prendre des décisions plus justes en présence des incertitudes en milieu maritime », résume le chercheur.

De gauche à droite : Melchior Faure, chargé de développement des laboratoires communs, CNRS / Dominique Rossin, directeur de l’Enseignement et de la recherche de l'École polytechnique / Renaud Bañuls, Fondateur et CEO, bañulsdesign / Jean-Yves Berthou, Directeur du centre Inria de Saclay et Directeur général délégué à la politique de site d'Inria / Dominique Dunon-Bluteau, directeur des opérations scientifiques de l'ANR © Inria / B. Fourrier

Optimiser les navires actuels et ceux de demain


Le but est également de contribuer à la transition énergétique du secteur du transport maritime, qui vise une réduction à zéro des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Ainsi, MATritime travaille notamment sur les outils de conception des paquebots et cargos de prochaine génération, qui utiliseront des énergies vertes, comme l’hydrogène ou la propulsion vélique. « Sur de telles innovations, l’approche méthodologique s’avère plus cruciale encore, dans la mesure où l’on ne dispose d’aucun historique en la matière », souligne Renaud Bañuls. Les outils développés pourront alors fournir des informations à prendre en compte dès les phases de conception et de design, afin d’optimiser les futurs navires selon les objectifs poursuivis.

La flotte existante n’est pas pour autant laissée de côté. Un impératif, dans la mesure où de nouveaux bateaux voient régulièrement le jour, avec des durées de vie souvent longues. « Eux aussi peuvent être significativement optimisés, par exemple en étudiant les incertitudes des différentes routes possibles », note Renaud Bañuls. « Il est également possible d’apporter des améliorations à la structure du navire, via l’ajout de bulbes sur la coque. Nous avons ainsi mis au point une bibliothèque statistique permettant de déterminer les meilleures modifications à apporter, mais aussi d’identifier les meilleurs candidats parmi les bateaux disponibles. »

Méthodes hybrides et jumeau numérique


De manière générale, les approches employées dans le cadre du laboratoire commun tranchent avec les pratiques habituelles. « Les méthodes traditionnellement employées dans le transport maritime sont déterministes », remarque Olivier Le Maître. « Elles ne s’avèrent donc pertinentes que pour les cas bien connus où il est possible de définir des marges raisonnables pour se prémunir des aléas. » Cela entraîne une forte variabilité du comportement des navires, avec, par exemple, « un écart-type de consommation d’énergie pouvant aller jusqu’à 35 % », selon Renaud Bañuls.

Au contraire, au lieu d’effectuer des calculs sur des conditions nominales, MATritime considère un ensemble de possibles. Une complexité qui impose de recourir à des méthodes hybrides. « Nos travaux sont à l’interface de la simulation physique, des approches de modélisation statistique, des méthodes probabilistes et du calcul haute performance », précise Olivier Le Maître. « Et nous nous appuyons sur une grande quantité de données afin d’estimer des lois de probabilité réalistes pour les phénomènes aléatoires que nous cherchons à caractériser. » Par exemple, concernant les conditions météorologiques, les chercheurs s’appuient sur des bases de données européennes, comprenant des résultats de simulations et des mesures réelles sur les cinquante dernières années.

Cette approche hybride se déclinera également au travers du jumeau numérique d’un navire pour la prédiction de son comportement. Ce jumeau intégrera alors des données issues de l’instrumentation du bateau, afin de mettre à jour les modèles et de réduire les incertitudes de prédiction. Il permettra, par exemple, de détecter des dérives de comportement, des anomalies et de déclencher des opérations de maintenance.

Du transport maritime à la préservation de la faune marine


Inauguré le 24 septembre 2024, MATritime a déjà recruté un doctorant travaillant sur ces problématiques, avant l’arrivée d’un deuxième, ainsi que d’un post-doctorant. Et l’équipe du laboratoire commun se projette vers la suite, envisageant à terme d’autres applications deà ses travaux. « Les méthodologies que nous développons peuvent être adaptées à de nombreux domaines, tels que le transport spatial, aérien, ferroviaire, automobile, ou encore à l’énergie », cite Olivier Le Maître. « Mais la première transposition concrète que nous prévoyons pour nos travaux concerne la biologie environnementale. Dans le cadre du consortium Share the Ocean, nous souhaitons œuvrer à la réduction des collisions entre les navires et les grands animaux marins, toujours via une approche statistique », ajoute Renaud Bañuls.