Sous les Alpes, 40 ans de recherche dans un laboratoire extrême
Situé au milieu du tunnel alpin de Fréjus qui relie la France et l’Italie, le Laboratoire souterrain de Modane fête 40 ans de recherches en physique fondamentale, et s’ouvre désormais à d’autres disciplines. Le point avec Reynald Pain, directeur de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules du CNRS.
Le Laboratoire souterrain de Modane célèbre ses 40 ans le 17 octobre. Comment est né ce laboratoire très particulier ?
Reynald Pain1
: Tout a commencé avec un besoin très particulier des chercheurs et chercheuses en physique des particules. Les théories de physique fondamentale (voir encadré) prédisent en effet que le proton, cette particule constituant les noyaux de tous les atomes, n’est pas éternel et peut se désintégrer en particules plus légères. On devrait donc pouvoir mesurer son temps de vie. À la fin des années 70, les progrès des développements technologiques nécessaires et les premières estimations de ce temps de vie ont convaincu la communauté scientifique internationale de construire des détecteurs qui en seraient capables.
Mais, pour étudier ces phénomènes extrêmement rares, il est nécessaire de se protéger de tout ce qui pourrait constituer un bruit de fond parasite, et en particulier des rayons cosmiques et de la radioactivité naturellement présente à la surface de la Terre. C’est pourquoi le CNRS et le CEA2 se sont associés pour créer ce laboratoire sous 1600 mètres de roche, en plein cœur des Alpes, en profitant de la construction du tunnel du Fréjus. La roche sert alors d’écran protecteur. Appuyés par des équipes des laboratoires des universités de Wuppertal et d’Aix-la-Chapelle, à l’époque en Allemagne de l’Ouest, ils y ont construit un grand détecteur souterrain. Le Laboratoire souterrain de Modane (LSM) est resté, depuis son ouverture en 1982, le laboratoire de physique fondamentale le plus « profond », si l’on peut dire, d’Europe.
- 1Diplômé en physique théorique, Reynald Pain s’intéresse également à la cosmologie observationnelle et aux supernovae. Il fut directeur du Laboratoire de physique nucléaire et hautes énergies (LPNHE, CNRS/UPMC/Université Paris Diderot) de 2009 à 2014, responsable scientifique du projet Supernova Cosmology, puis directeur adjoint scientifique ʺAstroparticules et Neutrinos” à l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules du CNRS (IN2P3), avant d’en prendre la direction en décembre 2015.
- 2Aujourd’hui, Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives.
La durée de vie du proton, une question fondamentale
Depuis les années 60, une théorie fondamentale unifie deux des quatre forces agissant sur la matière dans l’Univers : l'interaction faible, responsable de la désintégration radioactive spontanée des particules, et l'interaction électromagnétique. C’est la force électrofaible, objet du prix Nobel de physique de 1979. Mais pourquoi s’arrêter là ? Les scientifiques cherchent à associer également l’interaction forte qui structure le noyau des atomes. Cette théorie dite de « grande unification » prédit notamment que le proton a une durée de vie finie, au terme de laquelle il se désintègre en particules plus légères. Mesurer ce temps de vie contribuerait donc à valider cette théorie. Si les expériences menées au Laboratoire souterrain de Modane n’ont, à ce jour, pas observé de telle désintégration, elles ont permis de donner une limite basse au temps de vie du proton, qui se situe bien au-delà de l’âge de l’Univers.
Quelles recherches y sont menées ?
R. P. : Au-delà des recherches autour de la durée de vie du proton, plusieurs domaines de la physique fondamentale peuvent bénéficier des conditions d’isolation que représente un laboratoire souterrain, mais aussi de l’expertise technique avancée qui y est développée. Le LSM étudie ainsi la nature des neutrinos – ces particules si élusives que 60 milliards d’entre elles traversent chaque centimètre carré de notre planète par seconde, sans laisser la moindre trace –, depuis l’expérience NEMO à la fin des années 1980 jusqu’à son itération actuelle SuperNEMO. Celle-ci implique 21 institutions de 9 pays et cherche à déterminer si le neutrino est identique à son antiparticule, ce qui ouvrirait des pistes importantes de recherche au-delà du modèle standard de la physique des particules. Ces expériences ont déjà permis de donner des limites sur la masse du neutrino.
Plus récemment, les équipes du laboratoire s’intéressent aussi à la recherche de la matière noire, notamment sous la forme de particules nouvelles nommées « WIMPS1 ». Les expériences menées en souterrain à Modane, comme EDELWEISS, ont également posé des limites sur la masse possible de ces particules candidates pour expliquer cette matière hypothétique, invisible, interagissant très peu avec la matière ordinaire mais représentant l’essentiel de la densité totale de matière de l’Univers.
Qu’envisagez-vous pour le futur du Laboratoire souterrain de Modane ?
R. P. : Aujourd'hui, des collaborations internationales se sont constituées autour d’expériences pour découvrir la matière noire, avec des technologies basées sur l’argon ou le xénon liquides. Le CNRS y est impliqué mais le LSM n'est aujourd’hui pas assez spacieux pour accueillir ces très grandes expériences. Il se penche donc sur le développement de nouvelles techniques de détection qui nécessitent moins de volume et sur lesquelles la France a une forte expertise, notamment en cryogénie. Le projet Tesseract par exemple, proposé en collaboration avec l’Université de Berkeley aux États-Unis, a ainsi pour ambition de tester des domaines de masse de matière noire jamais encore explorés. En physique des neutrinos, le laboratoire poursuit également des recherches plus risquées et exploratoires, développant par exemple plus avant la technique de détection originale déjà démontrée en 2020 à Modane par l’expérience Cupid-Mo. Dans ces domaines, le laboratoire souterrain de Modane, devenu une sorte de centre de développement technologique pour les expériences de demain, nous réserve des surprises.
Mais nous souhaitons développer encore davantage ce laboratoire. D’autres domaines scientifiques attendent de bénéficier de cet environnement particulier, extrême même, avec un très bas bruit de fond cosmique et un environnement de très faible radioactivité : par exemple, la biologie pour étudier l’influence de la radioactivité ou plutôt de son absence sur des cellules vivantes – la vie peut-elle se passer de radioactivité ? –, ou encore la micro-électronique ou les développements de qubits pour l’informatique quantique. Le LSM s’organise donc pour étendre son rôle de plateforme nationale2 au service de différentes communautés de recherche, au-delà de la physique fondamentale. Cela a été reconnu par son inscription sur la dernière feuille de route nationale des infrastructures de recherche, ce qui permet aussi d’augmenter la visibilité de ce laboratoire unique au niveau européen et international.
Le LSM entretient également des relations cruciales avec le tissu socio-économique local.
R. P. : Tout à fait. Et en premier lieu, avec la société du tunnel de Fréjus, dont les équipes sont dépendantes, notamment lorsqu’il faut arrêter la circulation pour permettre l’accès au laboratoire ou pour toutes les questions de sécurité inhérentes à un laboratoire souterrain. Avoir une activité scientifique de recherche fondamentale est apprécié par les autorités locales – région, département, etc. – qui la soutiennent, notamment dans les contrats de plan État-Région3
. Elles seront d’ailleurs présentes à la célébration des 40 ans du laboratoire. Depuis 2009, le LSM a aussi ouvert un espace de médiation scientifique accessible au grand public, dans ses locaux de surface non loin du tunnel. Il est ainsi devenu un espace culturel et scientifique connu et reconnu dans le paysage local.
- 1Pour “Weakly interacting massive particles”.
- 2Depuis 2019, le Laboratoire souterrain de Modane est une plateforme hébergée du Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie (CNRS/Université Grenoble Alpes).
- 3Les contrats de plan État-Région (CPER) constituent un outil de développement entre l’État et les régions, par la mise en œuvre de projets structurants.