Vers une recherche durable : un défi aussi scientifique

Institutionnel
Environnement

Le groupement de recherche Labos 1point5 tenait son 3e colloque général sur le campus de Jussieu. L’occasion de faire un premier bilan des actions menées pour comprendre, évaluer et agir sur l’impact environnemental des activités de recherche.

Laboratoires gourmands en énergie, déplacements fréquents pour des conférences internationales, usage intensif de technologies coûteuses en ressources… Et si la recherche pouvait aider à cerner et réduire l'impact environnemental… de la recherche elle-même ? C’est l’objectif du groupement de recherche (GDR) Labos 1point5, créé en 2021 et soutenu par plusieurs institutions1 , au premier rang desquelles le CNRS.

« Il est important que les réflexions et les travaux sur la transition environnementale émanent à la fois des directions qui donnent un cadre administratif et réglementaire, et des agents qui ont la vision du quotidien des laboratoires. », assure Stéphane Guillot, délégué scientifique au développement durable et aux risques du CNRS. «  L’intersection de ces deux approches fait émerger les bonnes idées. »

Trois axes complémentaires

« La transition écologique de la recherche est un domaine sur lequel la France est à la pointe, grâce à la communauté unique qu’a permis la structuration nationale et institutionnelle de Labos 1point5. », confirme André Estevez-Torres2 , membre de l’équipe de coordination du GDR. Démonstration faite lors du troisième colloque du GDR, qui a présenté les multiples résultats de recherche de ses membres mais également d’une communauté internationale en plein essor. Il a réuni 200 personnes à Paris et 200 en visioconférence début novembre.

Les travaux du GDR sont organisés en trois axes principaux avec une forte dimension collaborative et pluridisciplinaire portée par les plus de 200 personnes participant à son activité. L’axe « empreinte » mesure et caractérise l’empreinte carbone et environnementale des activités de recherche, tandis que les membres de l’axe « transition » s’attachent à mettre en mouvement les laboratoires et à analyser les freins et leviers – sociaux, comportementaux ou organisationnels – à la transition. Enfin, l’axe « enseignement » fédère et soutient les acteurs et actrices de l’enseignement des enjeux écologiques dans le supérieur.

« Une des forces du groupement a été le développement d’outils à double usage opérationnel et scientifique. », raconte le coordinateur. Libres d’accès et conçus pour être intuitifs et facilement pris en main, ces outils « au service de la communauté » (voir encadré) aident les laboratoires à évaluer leurs impacts et à engager des actions de transition. Mais ils fournissent également aux membres du GDR les données nécessaires à leurs recherches.

Le groupement a notamment construit une base de données des facteurs d'émission des achats scientifiques – un travail inédit3  et si indispensable qu’aujourd’hui, la majorité des grandes institutions de recherche françaises utilisent cette méthodologie pour établir leur bilan d’émissions de gaz à effet de serre (BEGES), comme le CNRS. Grâce à cette base de données, Labos 1point5 a montré que les achats représentent en général une empreinte plus importante que les déplacements, avions compris, notamment pour les labos expérimentaux.

  • 1CNRS, INRAE, ADEME, Inria et Sorbonne Université.
  • 2André Estevez-Torres est directeur de recherche CNRS au Laboratoire avancé de spectroscopie pour les interactions, la réactivité et l"environnement (CNRS/Université de Lille).
  • 3De Paepe, M., Jeanneau, L., Mariette, J., Aumont, O. & Estevez-Torres, A. Purchases dominate the carbon footprint of research laboratories. PLOS Sustainability and Transformation 3, e0000116 (2024).

Des outils décisifs

Outil phare1 , GES 1point5 permet aux laboratoires de calculer leurs émissions de gaz à effet de serre comme première action, le constat, pour se mettre en mouvement. Plus de 1000 laboratoires, sur les 3000 en France, ont déjà partagé leurs données avec le GDR via cet outil – « un succès immense » selon André Estevez-Torres notamment dû au « design accessible et à la grande lisibilité des résultats, pensés dès la conception de l’outil par Jérôme Mariette2  ». Scénario 1point5 permet, quant à lui, d’évaluer l’impact de certaines stratégies de réduction (baisse du nombre de missions, mise en place d’une flotte de véhicules électriques, etc.), de manière personnalisée pour chaque laboratoire. Enfin, la plateforme Transition 1point5 met en relation les laboratoires pour échanger les bonnes pratiques et profiter du retour d’expériences de ceux qui ont déjà engagé des mesures de transition. La base de données qui en est issue permet aux scientifiques d’analyser les actions plébiscitées par les laboratoires et les difficultés rencontrées. Ces outils représentent un important travail méthodologique, d’implémentation et de support utilisateur qui a mobilisé des dizaines de personnes. Mais le chercheur l’atteste : « Leur développement est précisément ce qui permet à la France d'être en avance sur ces enjeux. »

  • 1 Infrastruct. Sustain.
  • 2Jérôme Mariette est ingénieur à l’INRAE.

Ces calculs peuvent être affinés en travaillant sur la nomenclature des achats. Aujourd’hui, les achats écoresponsables sont en effet identifiés avec le même code que des achats similaires plus polluants (par exemple, les repas végétariens et carnés ont le même code « repas ») car la nomenclature n’a pas été conçue initialement pour la comptabilité carbone. Cela limite à la fois la précision des estimations et la possibilité d’évaluer des stratégies de remplacement. Analyser l’ensemble des cycles de vie des différents achats, notamment les consommables et instruments scientifiques, corrigera ces limites mais constitue un défi important. De plus, « l’intérêt de cette évaluation systématique doit également être discutée puisque la précision actuelle des mesures existantes des bilans de gaz à effet de serre de plusieurs établissements permet déjà de savoir que l’empreinte de la recherche est trop élevée pour s’inscrire dans les objectifs de l’accord de Paris », indiquent les chercheurs. 

Un sujet scientifique mais aussi politique

Plus récemment, de nouvelles études ont montré que les grandes infrastructures de recherche – comme les accélérateurs de particules tels le Cern, les télescopes terrestres ou satellites1 , etc. – ont un impact environnemental encore plus important, dépassant les achats. « Même s’il n’y a qu’un petit groupe de scientifiques qui utilise une telle infrastructure dans un laboratoire, cet usage domine rapidement le BEGES. », explique Mélissa Ridel2 , également membre de l’équipe de coordination. Ce travail en cours – chaque type d’infrastructures nécessitant une méthodologie spécifique – pourra également être utilisé pour éclairer les décisions d'investissement dans de futures infrastructures en considérant les contraintes environnementales en complément des budgétaires et scientifiques. L’outil GES 1point5 intègre ainsi progressivement davantage de sources d’émissions et de types d’impacts (le carbone mais aussi, à venir, l’eau, les matières premières, la biodiversité, etc.) pour calculer le bilan des laboratoires, et bientôt des institutions puisqu’un outil à l’échelle des établissements est actuellement en test. 

« Ce que je trouve très intéressant dans ce GDR, c'est que son sujet est à la fois scientifique et politique, comme tout ce qui concerne l'Anthropocène. », partage André Estevez-Torres. Sur la base des données collectées et analysées, le groupement fournit ainsi des conclusions qui permettent d’éclairer la mise en place de politiques publiques et de réglementations. Tamara Ben-Ari3  et ses collaborateurs ont par exemple montré que la substitution avion-train entraîne une réduction significative de l’empreinte carbone pour des trajets supérieurs à 6 h et que seule la sobriété pourra baisser l’empreinte des vols intercontinentaux, que le train ne peut substituer4 . Les recherches menées montrent également que la mutualisation des achats et l'augmentation des durées de vie des instruments sont des politiques « qui vont dans le bon sens ». D’autres scientifiques du GDR se penchent aussi sur des projets d'expérimentation d'une recherche plus sobre ou low-tech.

Le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche est aussi demandeur de l’expertise scientifique du GDR : ce dernier participe avec des acteurs comme France Universités, le CNRS et l’Agence de la transition écologique (Ademe5 ) à un groupe de travail dont l’objectif est de faire des recommandations afin que l’ensemble du secteur de l’ESR partage une méthodologie commune sur ces questions. « L’un des enjeux pour les recherches du GDR est l’accès aux données de recherche et donc des établissements. », précise Mélissa Ridel, une des représentantes du GDR auprès du ministère, appuyant le fait qu’obtenir des données à l’échelle des institutions – qui les considèrent à juste titre comme sensibles et stratégiques – est toujours difficile.

Examiner les freins comportementaux

« La structuration en GDR a permis la création d’une communauté de recherche mais aussi d’une communauté d’enseignement. », ajoute la chercheuse. L'ensemble des étudiants et étudiantes de premier cycle doivent ainsi bénéficier d’une formation comprenant un socle de connaissances sur les questions de changement climatique et de perte de la biodiversité notamment. Le GDR produit donc des contenus utilisables dans toutes les universités – une démarche « novatrice » – et organise des rencontres nationales pour que cette nouvelle communauté puisse échanger6 .

Autre projet du GDR : s’ouvrir davantage aux communautés des domaines de la santé et des sciences humaines et sociales, insuffisamment représentées au sein du groupement mais indispensables pour traiter les sujets de transition. Un objet de recherche en particulier intrigue : les scientifiques sensibilisés aux questions de développement durable mais impliqués dans des recherches à empreinte environnementale importante. Même si le CNRS accompagne celles et ceux qui souhaitent réorienter leur sujet de recherche, il reste difficile de changer de voie – les freins, à étudier, étant autant administratifs que psychologiques et sociologiques.

« Il faut lancer le “large débat” préconisé par le Comité d’éthique du CNRS pour que les communautés scientifiques s’interrogent sur la possibilité de réduire certaines recherches et identifient de manière collective les sujets de recherche à prioriser ou, au contraire, à limiter. », appellent les deux scientifiques. Afin que la recherche devienne le modèle de responsabilité environnementale qu’elle peut être.

  • 1 implications for sustainable scientific practice, PLOS Sustainability and Transformation, in press
  • 2Mélissa Ridel est professeure à Sorbonne Université au Laboratoire de physique nucléaire et des hautes énergies (UMR CNRS/Sorbonne Université/Université Paris Cité).
  • 3Tamara Ben-Ari est chercheuse à l’INRAE à l’UMR Innovation (Cirad/INRAE/Institut Agro Montpellier).
  • 4Ben-Ari, T. et al. Flight quotas outperform focused mitigation strategies in reducing the carbon footprint of academic travel. Environmental Research Letters 19, 054008 (2024).
  • 5Agence de l"environnement et de la maîtrise de l"énergie.
  • 6Le dernier en date le Colloque Enseigner les Transitions Écologiques et Sociales dans le Supérieur (ETES) à Bordeaux