Des voitures autonomes contrôlées par algorithmes pour stabiliser le trafic routier ?

Innovation

Pourrait-on réduire l’effet accordéon, générant des embouteillages et une nette augmentation de la consommation de carburant, en insérant dans le trafic des véhicules autonomes, contrôlés par des algorithmes ? C’était l’objet d’une expérimentation, en conditions réelles, menée sur une route américaine par le consortium international CIRCLES, auquel a contribué l’équipe du projet IEA SHYSTRA.

Comment stabiliser un système représentant un flux et modélisé par des équations aux dérivées partielles ? C’est la question générale à laquelle entendait répondre le projet IEA de mathématiques appliquées SHYSTRA, réunissant l’École des Ponts ParisTech, l’École polytechnique fédérale de Lausanne, ainsi que les universités Rutgers (États-Unis) et de Pékin (Chine). « Notre étude s’est concentrée sur les systèmes hyperboliques, c’est-à-dire ceux où l’information se propage à vitesse finie », précise Amaury Hayat, enseignant-chercheur à l’École des Ponts ParisTech, rattaché à la Fédération de recherche Bézout (CNRS). « C’est le cas d’un grand nombre de flux : trafic routier, eau, population… Or, ces systèmes sont soumis à des instabilités, comme des vagues sur un cours d’eau, sur lesquelles il est possible d’agir, par exemple avec des barrages. Le but de nos travaux était de répondre de façon mathématique à la question suivante : comment introduire un élément dans le système et contrôler au mieux son comportement pour éliminer les perturbations ? »

Lutter contre l’effet accordéon sur les routes


Dès le début, le projet IEA SHYSTRA a trouvé des synergies avec l’expérimentation que souhaitait réaliser le consortium international CIRCLES, dirigé par Alexandre Bayen, de l’université de Californie à Berkeley. Celui-ci – impliquant cinq universités américaines, l’Université Gustave Eiffel, l’École des Ponts ParisTech, ainsi que trois constructeurs automobiles : Toyota, Nissan et General Motors – visait à étudier l’influence de l’ajout de véhicules autonomes, contrôlés par des algorithmes, sur le trafic routier aux États-Unis. L’expérience s’est déroulée du 14 au 18 novembre 2022, au cœur de la circulation réelle – les automobilistes ignoraient son existence –, en heure de pointe, sur une portion d’autoroute à Nashville, le long de laquelle sont installées des caméras haute définition. Un terrain de jeu idéal pour tester, en conditions réelles, les outils développés dans le cadre du projet IEA.

Car l’effet accordéon qui se produit lors des embouteillages constitue une instabilité au sein du système que forme le trafic routier. « À partir d’une certaine densité de véhicules sur la route, les humains ne sont plus capables de réguler leur vitesse comme en temps normal », explique Amaury Hayat. « Cette succession d’accélérations et de freinages crée des oscillations qui s’amplifient progressivement, jusqu’à donner l’effet accordéon. » Un phénomène qui n’est pas sans conséquence sur l’environnement : cette conduite saccadée consomme plus de carburant et entraîne donc davantage d’émission de CO2.

100 Nissan Rogue sont utilisées pour l'expérience © Amaury Hayat

Contrôle mathématique et par IA


Afin de lutter contre l’effet accordéon – et donc de stabiliser le système –, les équipes de SHYSTRA et de CIRCLES ont développé deux types d’algorithmes, qui sont open source ou qui devraient le devenir prochainement. Les premiers étaient des contrôles mathématiques, inspirés des équations aux dérivées partielles et élaborés dans le cadre du projet IEA. Lors de l’expérimentation, ceux-ci permettaient de contrôler un à quatre véhicule(s) simultanément.

D’autre part, les chercheurs ont eu recours à l’intelligence artificielle, en l’occurrence à des méthodes d’apprentissage par renforcement, une sous-catégorie du machine learning. « Dans le cadre de notre étude, le réseau de neurones ne peut pas s’appuyer sur un jeu de données existant pour sa phase d’entraînement », note Nathan Lichtlé, doctorant de l’École des Ponts ParisTech et de l’université de Californie à Berkeley. « Il faut donc procéder autrement. En apprentissage par renforcement, nous demandons au modèle de remplir un objectif – ici, le lissage du trafic routier – et nous le récompensons ou le pénalisons, en fonction du succès ou de l’échec de la tâche. Ainsi, le modèle apprend lui-même à stabiliser les perturbations dans cet environnement routier complexe. » Les algorithmes étaient alors entraînés au sein de simulations reproduisant le comportement des véhicules dans des embouteillages, avant d’être déployés sur une centaine de voitures autonomes en même temps lors de l’expérimentation.

Comment fluidifier le trafic dans son ensemble et sur la durée ?


Mais quelles consignes pouvaient-ils donner ? « En entrée, le modèle recevait généralement la vitesse du véhicule autonome, celle de la voiture devant lui et la distance entre les deux », détaille Nathan Lichtlé. « Et en sortie, il devait prescrire une vitesse ou une accélération à appliquer, de sorte à optimiser la situation dans le temps. » Une information plus complexe à déterminer qu’il n’y paraît. Car lorsqu’un embouteillage se dissipe, les automobilistes ont tendance à redémarrer trop vite, ce qui ne fait qu’amplifier l’effet accordéon. Les algorithmes devaient, au contraire, inscrire leurs recommandations dans la durée. Pour cela, ils pouvaient également s’appuyer sur les données de trafic fournies par des capteurs routiers. Des informations précieuses pour déterminer la vitesse optimale du trafic, afin de limiter les ralentissements par la suite.

« Néanmoins, une fois cette valeur calculée, encore faut-il en déduire la vitesse à laquelle doit rouler la voiture autonome pour inciter les autres véhicules à adopter l’allure optimale », relève Amaury Hayat. « S’il n’y avait qu’une seule voie, la réponse serait immédiate. Mais sur quatre voies, le comportement des conducteurs est plus complexe. » Autant de questions auxquelles cherchaient à répondre les algorithmes de contrôle mathématique ou par IA.

Écrans retransmettant les flux vidéos en direct de l'autoroute © Vanderbilt University

De premiers effets observables à l’œil nu


Si l’expérimentation s’est déroulée à la fin de l’année 2022, il faudra encore faire preuve de patience avant de pouvoir en tirer des conclusions. « La quantité de données à extraire et à traiter est en effet énorme », indique Nathan Lichtlé. « Car il s’agit d’analyser le trafic global, sur une portion de 15 km, pendant plusieurs heures durant cinq jours, capté par des centaines de caméras. Et pour obtenir la trajectoire de chacun des véhicules, il faut associer les flux vidéo enregistrés par chaque caméra. »

Cependant, les résultats obtenus lors des simulations montrent déjà l’efficacité des contrôles sur l’ensemble du trafic. De plus, les premiers enseignements de l’expérimentation s’avèrent prometteurs. « Nous avons pu observer les effets de l’ajout de véhicules contrôlés par algorithmes dans le trafic, parfois même à l’œil nu », révèle Amaury Hayat. « Ainsi, les vagues de l’effet accordéon se trouvaient sensiblement réduites, voire annihilées, derrière la voiture autonome, contrairement à ce qui se produisait devant. » Des résultats qui semblent donc traduire une influence positive sur la consommation d’énergie et qui seront précisés via la publication d’articles scientifiques, prévue dans les prochaines semaines.